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Patrice Létourneau est enseignant en philosophie au Cégep de Trois-Rivières depuis 2005. Outre son enseignement, il a aussi été en charge de la coordination du Département de Philosophie pendant 8 ans, de juin 2009 à juin 2017. Il est par ailleurs l'auteur d'un essai sur la création, le sens et l'interprétation (Éditions Nota bene, 2005) ainsi que d'autres publications avec des éditeurs reconnus. Il collabore à PhiloTR depuis 2005.

Intitulé Essais sur le monde ordinaire (Paris, Éditions du Félin, 2007), ce nouveau recueil de traductions d’Alfred Schütz, préfacé et traduit par Thierry Blin, devrait intéresser les personnes curieuses d’approfondir leurs réflexions en philosophie sociale (et en philosophie des sciences sociales), en philosophie de l’action et en «sociologie phénoménologique».  Il vaut la peine d’en dire quelques mots…


Alfred Schütz est ce philosophe des sciences sociales, influencé par la sociologie de Weber, le «vitalisme» de Bergson et la phénoménologie d’Husserl, qui fut le fondateur de l’idée d’une «sociologie phénoménologique».  On se souviendra qu’Husserl, avec qui il a entretenu une correspondance régulière, lui avait adressé cette invitation à le rejoindre, après avoir lu son premier ouvrage : «Je suis désireux de rencontrer un phénoménologue aussi sérieux et profond, un des rares qui ont pénétré au cœur du sens du travail de ma vie […]» – ce qui n’empêche pas qu’Alfred Schütz fut longtemps méconnu dans le monde francophone.  On connaît aussi les mots d’Husserl, qui décrivent bien la double appartenance professionnelle d’Alfred Schütz : «un homme d’affaires le jour, un philosophe la nuit».  En ce qui concerne son approche dans l’étude de la vie sociale quotidienne, il faut tout d’abord remarquer, tel que l’écrit Thierry Blin dans la préface, que «Schütz nous rend le service incomparable de «séculariser» la phénoménologie.» (p. 15).

Les cinq essais composant ce recueil constituent des rééditions fortement remaniées des textes d’abord publiés en français dans le recueil Éléments de sociologie phénoménologique (aussi édité par Thierry Blin) – des essais puisés à partir des Collected Papers (Éditions Martinus Nijhoff et Kluwer Academic Publishers).  Quant à la préface de Thierry Blin, il serait injuste d’en parler comme d’une version remaniée…  C’est beaucoup, beaucoup plus que cela.  Ce qui frappe d’abord à la lecture de cette préface, c’est la grande clarté de la présentation.  Il faut savoir que Thierry Blin a beaucoup contribué à faire connaître les travaux d’Alfred Schütz dans le monde francophone et, manifestement, sa grande familiarité avec le sujet transparaît dans cette préface.  La phénoménologie a beau avoir pour mot d’ordre le «retour au monde du vécu», les travaux qui s’y publient ne sont pas toujours d’un accès facile, bien qu’il y a aussi d’heureuses surprises.  En cela, la clarté avec laquelle la préface de Thierry Blin donne accès à l’univers de ladite «sociologie phénoménologique» d’Alfred Schütz mérite d’être soulignée deux fois plutôt qu’une.  Mentionnons qu’au moment d’écrire ces lignes, cette préface est disponible (gratuitement) en ligne, sur le site des Éditions du Félin (sur cette page-là).

En ce qui concerne les essais d’Alfred Schütz, bien sûr, on pourra sans doute être en désaccord avec certaines avenues empruntées.  On peut penser ici à sa tendance à se représenter les connaissances d’un individu à la manière d’un «stock de données», ce qui, sur ce point particulier, le place en opposition avec les travaux d’un phénoménologue tel que Maurice Merleau-Ponty, pour qui les connaissances apparaissent plutôt comme un flux dynamique (cf notamment Phénoménologie de la perception).  De même, tel que le note Thierry Blin, on pourra remarquer qu’il manque à ses considérations une véritable prise en compte de la dimension du désir, de même que des structures propres au politique et à l’histoire (ce qui découle d’une perspective sans doute trop centrée sur une psychologie sociocognitive).  Cela dit, les potentiels points de désaccord n’enlèvent pas la pertinence des essais de Schütz, qui incitent à penser encore plus loin les composantes de l’action dans la vie sociale quotidienne.  De même, certaines de ses distinctions, bien que simples, s’avèrent particulièrement utiles, telle la distinction entre les «motifs en-vue de» (in-order-to) et les «motifs parce-que» (because motive), au sein de l’action.

Il s’agit là d’un très bon recueil pour entrer dans les travaux d’Alfred Schütz.

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Référence:
Titre :  Essais sur le monde ordinaire
Auteur : Alfred Schütz (Préface et traduction de Thierry Blin)
Paru le : 6 septembre 2007
Éditeur : Éditions du Félin (Paris)
Isbn : 978-2-86645-644-3 / Ean : 9782866456443