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Décès de Jean-Pierre Vernant

Le 9 janvier 2007 est décédé à Sèvres (Hauts-de-Seine) le philosophe et historien français Jean-Pierre Vernant à l`âge de 93 ans. Helléniste de renommée mondiale, professeur honoraire au Collège de France et intellectuel engagé, il a démontré que « l`homme grec » a construit à partir des mythes, différentes formes logiques qui ont donné naissance à la raison occidentale. Plus qu`au « miracle grec », il s`est intéressé à l`homme grec en introduisant l`anthropologie et les sciences humaines dans un champ d`études dominé jusque-là par les littéraires. Défenseur de l`enseignement du grec, qui « ne sert à rien sauf à fabriquer le cerveau, à composer ce qui s`appelle la culture », Jean-Pierre Vernant a établi de nombreux ponts entre la Grèce antique et la société contemporaine, en explorant les mécanismes qui ont conduit à la naissance concomitante de la pensée moderne, de la politique et de la démocratie.

Il naît le 4 janvier 1914 à Provins (Seine-et-Marne), dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle et républicaine. Son père était directeur du journal Le Briard. Il reste orphelin à 8 ans, après la mort de sa mère, n`ayant pas connu son père. Après des études secondaires aux lycées Carnot et Louis le Grand à Paris, il entre à la Sorbonne où il est reçu premier à l`agrégation de philosophie en 1937. Il est des bagarres dans le Quartier latin contre les tenants de l`Action française. Au début des années 30, il s`engage dans le combat antifasciste dès son arrivée à Paris. Il entre, en 1933, au Parti communiste qu`il quitte définitivement en 1970, après des désaccords sur la crise hongroise de 1968.

Appelé au service militaire en octobre 1937, il est sergent-chef dans l`infanterie et reste naturellement mobilisé à la déclaration de guerre en septembre 1939. Le 30 novembre 1939, il épouse Lida Nahimovitch. Révolté par le pacte germano-soviétique, il entre en résistance dès 1940, sans grand souci de la ligne du PCF. Après un passage à l`École des officiers de réserve, il est promu aspirant. Compagnon de la Libération, résistant dès 1940, il est responsable régional des Forces Françaises de l`Intérieur (FFI) du sud-ouest, sous le pseudonyme de « Colonel Berthier ». Démobilisé à Narbonne en 1940, il devient professeur au lycée de Toulouse (Haute-Garonne), où il se lie avec Ignace Meyerson (1888-1983), fondateur de la « psychologie historique » dont il a suivi le cours à la Sorbonne, et par lequel il rejoint la Résistance. Membre du Parti communiste, antifasciste et patriote, il s`engage dans la résistance dès le mois de juillet 1940 en éditant à Narbonne avec son frère aîné Jacques des tracts qu`il colle la nuit sur les murs de la ville. Début 1942, il entre dans le réseau Libération-Sud, fondé par Emmanuel d`Astier de la Vigerie (1900-1969). Au début de 1944, il commande plusieurs groupes qui opèrent des destructions diverses, l`exécution d`agents de la Gestapo et de la Milice et la destruction de fiches de recensement pour le STO.

En 1946, il est nommé professeur au lycée Jacques Decour à Paris. De 1946 à 1948, il tient la rubrique de politique étrangère à Action, l`hebdomadaire de l`indépendance française. En 1948, il s`oriente vers l`anthropologie de la Grèce ancienne et entre au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), comme attaché, puis chargé de recherches. En même temps, il milite activement contre la guerre d`Indochine, puis contre la guerre d`Algérie. Dès ce moment, il s`intéresse à l`anthropologie historique et aux travaux de l`helléniste Louis Gernet. Durant cette période, il fait de la Grèce ancienne son domaine de recherche : une manière de conserver un espace de liberté intellectuelle que les penseurs de l`époque ont du mal à se ménager au sein de l`orthodoxie du PCF. De 1958 à 1975, il est directeur d`études à la VIe, puis à la Ve section de l`École pratique des hautes études. En 1964, il fonde le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes. De 1975 à 1984, il est professeur au Collège de France. En 1975, il est titulaire de la chaire des études comparées des religions antiques.

En 1984, il reçoit la médaille d`or du CNRS. Il était aussi membre du Comité de parrainage de la Coordination française pour la Décennie de la culture de la paix et de non-violence. Il soutenait, depuis sa création en 2001, le fonds associatif Non-Violence XXI. Le dernier combat qu`il a mené, c`était il y a à peine plus d`un an avec une vingtaine d`historiens de renom, il avait signé l`appel « Liberté pour l`histoire », pour protester contre l`ingérence de l`État dans le travail des historiens et demander l`abrogation de plusieurs textes de loi allant dans ce sens. Jean-Pierre Vernant était membre associé de l`Académie royale de Belgique, membre honoraire étranger de l`American Academy of Arts and Sciences et membre correspondant de l`Académie britannique. Il était docteur honoris causa des universités de Chicago, de Bristol, de Brno, de Naples et d`Oxford. Il avait reçu plusieurs distinctions dont Commandeur de la Légion d`honneur, Compagnon de la libération (décret du 18 janvier 1946), Grand Officier dans l`Ordre national du mérite, Croix de Guerre 39-45 avec palme, Commandeur de l`Ordre de l`Honneur de la République hellénique, Officier des Arts et des Lettres.

Artisan de plusieurs ouvrages collectifs, il a publié une douzaine de livres sous sa signature, notamment : Les Origines de la pensée grecque (PUF,1962), ouvrage où il s`impose comme un des interprètes les plus novateurs de la mythologie grecque; Mythe et pensée chez les Grecs (Maspero,1965); Mythe et société en Grèce ancienne (Maspero,1974); Religion grecque,religions antiques (Maspero,1976); Mythe et religion en Grèce ancienne (Seuil,1990). Avec le décès de Pierre Vidal-Naquet, le 28 juillet 2006, c`est un autre savant éminent de la culture grecque qui disparaît. Ses travaux ont renouvelé la perception sur l`homme et le monde grec. Avec Jean-Pierre Vernant, la France perd donc l`une des grandes figures morales et intellectuelles qui ont marqué le XXe siècle.