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Patrice Létourneau est enseignant en philosophie au Cégep de Trois-Rivières depuis 2005. Outre son enseignement, il a aussi été en charge de la coordination du Département de Philosophie pendant 8 ans, de juin 2009 à juin 2017. Il est par ailleurs l'auteur d'un essai sur la création, le sens et l'interprétation (Éditions Nota bene, 2005) ainsi que d'autres publications avec des éditeurs reconnus. Il collabore à PhiloTR depuis 2005.

On n’y songe pas toujours explicitement, mais le corps est un sujet philosophique aux très nombreuses implications – parfois insoupçonnées. Dans cette mesure, c’est une bonne nouvelle que le troisième numéro (automne 2007) de Médiane. Magazine philosophique québécois soit justement consacré à ce vaste sujet, au travers d’une prise de parole qui se veut ouverte au «grand public». C’est pourquoi ce numéro me semble mériter qu’on en dise quelques mots, afin d’évoquer la pertinence philosophique du corps.


(Marzano – rappel théorique)

Dans un article intitulé «Le statut contemporain du corps : être ou avoir?», la philosophe Michela Marzano, qui a notamment dirigé la récente parution du Dictionnaire du corps (PUF, 2007), aborde la difficile question de la compréhension de «notre» corporéité. Assurément, nous avons un corps, un corps qui a certaines caractéristiques (physiques, biochimiques, génétiques…). Mais, en tant qu’individu, je ne possède pas un corps comme j’ai une montre : ce corps m’a, lui aussi – ou si l’on veut, je suis ce corps. J’ai un corps et je suis un corps, les deux tout à la fois. Cette tension étant difficile à penser, il est par conséquent difficile d’en voir toutes les ramifications. Afin de mieux se représenter la situation, on a parfois l’intuition qu’il pourrait être «naturel» de recourir au dualisme, c’est-à-dire de présupposer qu’on est en quelque sorte composé de deux entités distinctes, telles que les entités «corps/esprit», ou encore «matière/conscience». Avec un tel point de départ, il reste cependant à concevoir comment ces entités séparées (la dualité) peuvent être reliées : dans quelle mesure est-ce que le matériel (le corps biochimique) peut avoir une influence sur l’immatériel (la conscience, les pensées, etc.), et vice et versa? Dès lors, on peut tenter de maintenir cette dualité en en faisant des domaines distincts et étanches où l’un n’aurait finalement rien à voir avec l’autre, ce qui n’est pas sans problèmes (!), ou encore dissoudre la question de leur connexion en la réduisant à une relation causale où l’une des entités (du dualisme) est simplement le produit de l’autre. Par conséquent, dans un cas comme dans l’autre, l’idée que nous «avons» un corps tout autant que nous «sommes» un corps est en définitive repoussée, dans la mesure où les deux ne cohabitent plus véritablement : soit on fait comme s’il s’agissait de domaines parfaitement distincts – et il est alors ou bien question d’être, ou bien question d’avoir – soit, suivant une causalité linéaire, la (co)présence de l’un est réduite à n’être que le produit de l’autre, ce qui revient encore à poser leur présence de manière essentiellement exclusive, puisque l’un n’existerait qu’en tant que simple «résidu» de l’autre. Ainsi, on est en définitive reconduit à la question de départ : être ou avoir un corps? Que choisir comme perspective afin de bien concevoir ce qu’est le corps, notre corps? C’est difficile de penser à la fois l’un et l’autre, de penser l’envers de l’un et de l’autre. Quelle lutte des contraires en perspective…

Cela dit, il existe aussi des philosophes qui ont tenté de surmonter ces écueils, en tentant de concevoir «être et avoir un corps» comme les facettes parties prenantes d’un tout (par exemple, par le biais d’une réflexion faisant de la «perception» le lieu de cet entrecroisement). Aussi, il faut être conscient qu’en dehors du dualisme, des philosophes se sont intéressés au corps et à notre existence charnelle. Mais, comme le mentionne Michela Marzano, «en dépit des efforts de Nietzsche et de Spinoza, et nonobstant la révolution phénoménologique commencée par Husserl et Merleau-Ponty […], aujourd’hui on ne peut dire qu’on soit réellement sortis de la pensée dualiste, et que le corps ait enfin acquis un statut clair» (p. 33). Soit dit en passant, simplement afin de donner un peu de relief à ce constat, il faut savoir que Michela Marzano a aussi publié l’hiver dernier un «Que sais-je?» sur la Philosophie du corps, où l’on peut constater l’ampleur des ramifications de tout ceci, dans divers domaines. Les ramifications sont vastes, très vastes. À titre d’exemple, on remarque que cette difficulté se reflètera notamment dans la compréhension des rapports nature/culture : le présupposé dualiste pouvant mener à une double impasse réductionniste, s’illustrant autant dans une réduction de l’individu à des perspectives «sociobiologiques» (les répercussions d’un fatalisme de ce genre sont telles qu’il est compréhensible qu’on semble souvent s’y opposer beaucoup plus pour des raisons morales qu’épistémologiques – ou en regard de données sur la plasticité du cerveau) que, à l’inverse, dans une réduction de l’individu à des perspectives «constructivistes» (dans cette optique réductionniste, les ramifications du corps, tout comme le «genre» (gender), apparaissent alors aux yeux d’une «sociologie socioconstructiviste» comme étant le résultat d’un pur produit du réseau social). Vaste et intéressant, d’ailleurs, ce «Que sais-je?» sur la Philosophie du corps, dont nous conseillons la lecture. Mais revenons à l’article proprement dit…

(Marzano – considérations pratiques)

Si encore aujourd’hui on n’est pas vraiment sorti du dualisme, ce n’est pas parce qu’on serait simplement ignorant de tout ce qui a été dit à ce sujet. C’est aussi, et peut-être surtout, parce que le dualisme se recomposerait et prendrait aujourd’hui de nouvelles formes. Et c’est bien là ce qui rend l’article de Michela Marzano particulièrement intéressant : elle tente de débusquer des traces et implications de cela. À cet égard, il semble qu’une des nouvelles formes du dualisme s’articule aujourd’hui autour de l’opposition entre notre matérialité et notre volonté. Dans cette nouvelle forme de dualisme, la «reconnaissance» de la volonté peut prendre la figure d’une «nécessaire» lutte contre le corps, ou encore la forme d’une négation de l’incarnation de la volonté elle-même – quoiqu’en revanche, il faut aussi se demander si une volonté qui ne serait que le résultat de ma constitution (biochimique, génétique) serait encore «ma volonté»… Loin de s’en tenir qu’à des aspects spéculatifs sur la question, ou à des considérations qui auraient pu sembler abstraites, l’article explore alors diverses ramifications concrètes d’un tel présupposé dualiste, dans la culture ambiante. De ce point de vue, l’exploration est particulièrement intéressante, attirant l’attention sur ce qui semble être des traces culturelles de ce «renouveau» du dualisme, qu’on ne devine pas toujours aussi présent. D’ailleurs, lorsque plus loin dans la revue on mentionne que c’est 8% des femmes de 15 à 25 ans qui vivent un trouble du comportement alimentaire (8%…), et que l’on se rappelle que souvent ces personnes sont aussi très perfectionnistes, là encore il est difficile de ne pas se demander jusqu’où des remises en question sur le concept de «volonté» et sur les philosophies du corps peuvent trouver des échos (des mises en question, est-il nécessaire de le préciser, qui ne reviennent pas à dévaloriser la place de la volonté). Force est de reconnaître que ce qui à première vue peut sembler abstrait comme sujet de réflexion peut avoir des conséquences bien concrètes.

[Parenthèses, simplement en passant : mentionnons que si l’on veut réfléchir à cette question de la volonté tout en se divertissant véritablement, on retrouve notamment dans le film Without Limits de bonnes occasions de réflexion – sous l’angle du «dépassement de soi» – qui sont offertes au travers des dialogues entre l’entraîneur Bill Bowerman (Donald Sutherland) et Yves Préfontaine (Billy Cradup). D’ailleurs, ce dernier, tel qu’il est illustré dans le film, déclare à la femme qu’il aime que «le talent est un mythe» : la négation de son propre «talent» apparaissant, en fait, au fil des évènements, comme la contrepartie «de sa vanité» (pour reprendre l’expression de Bowerman lors de la scène du bar) ; une certaine vanité découlant de l’enflure qu’il donne à sa «pure volonté» (sorte d’absolutisation de son mérite) – tout cela étant aussi articulé avec toutes les ambiguïtés des idéaux, de part et d’autre, tout n’étant bien sûr pas tranché… À partir de l’ensemble de questionnements pouvant dès lors être soulevé, on pourrait évidemment aussi s’interroger sur la place que peut trouver, au cœur de la tension corps-volonté, l’intégration de son environnement – sans perdre de vue le nœud de la tension. D’ailleurs, il serait intéressant d’examiner les nombreuses conceptions qui foisonnent dans ce film, sans prétention mais d’une grande richesse afin d’enclencher des réflexions en philosophie…]

Revenons à l’article proprement dit. Tel que mentionné, on y retrouve un souci d’explorer des traces concrètes de ladite recomposition contemporaine du dualisme. Bien sûr, à la lecture des traces explorées, il y a bien des passages où l’on peut se dire «oui, mais…», et ce, que ce soit au sujet des «images» et de «l’image de soi», de la «maîtrise du corps» (et de l’obsession pour «la santé»?), ou encore du retranchement de la matérialité dans le «cyberespace». Certes. Cependant, le plus important est peut-être qu’au lieu d’y trouver le «confort» des réponses déjà toutes faites, cet article donne à penser – car il s’agit bien d’un sujet où beaucoup reste en friche. Au fond, lorsqu’on pénètre dans ce sujet, on a un peu l’impression d’être au cœur d’une jungle dense, encore largement inexplorée, où, à coup de machette, on tenterait d’avancer – ou plutôt, de se mouvoir, n’ayant pas la certitude d’une direction à suivre. Et d’une certaine manière, c’est avant tout de ça qu’il s’agit : tenter de frayer une piste au travers de ce que peut signifier et impliquer cet état humain où nous avons un corps, en même temps que nous sommes un corps…

(Brulotte – l’érotisme au confluent de plusieurs pôles)

Sur un autre registre, on peut aussi lire dans le troisième numéro de Médiane un consistant article de Gaëtan Brulotte, qui a codirigé l’Encyclopedia of Erotic littérature, où il fait état de toutes les difficultés à bien cerner et comprendre ce domaine, interconnecté à bien d’autres sphères – et il faut souligner ici que les six pages de cet article sont particulièrement riches, montrant bien l’intérêt général du domaine d’interrogation.

(Dennett, Julien, Bertrand, Mueck, von Hagens…)

Par ailleurs, ce numéro sur «Le corps dans tous ses états» contient aussi un entretien avec le philosophe Daniel C. Dennett, un article de Mariette Julien (de l’École supérieure de mode de l’UQAM) sur «La mode hypersexy mise à nu», une réflexion de Pierre Bertrand sur «le corps immanent» (c’est-à-dire «le corps vivant, dont la pensée est un fragment»), des interventions au sujet des expositions de Ron Mueck et de Gunther von Hagens, un éclairage sur les enjeux et possibilités des modifications génétiques, et bien d’autres choses encore…

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À surveiller, donc, si les sujets entourant l’incarnation de l’être humain vous intéressent. Ou pour méditer, au retour du jogging…

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