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Le Magazine littéraire, no. 468 (querelles/philosophes)

Le Magazine littéraire, no. 468 (octobre 2007), 98p. [8.10$]

Dossier « Les grandes querelles entre philosophes »

Le dossier est coordonné par Daniel Rabouin; il comprend 14 articles. Dans l`Avant-propos, Jean-Louis Hue, directeur de la rédaction, rappelle les bienfaits de la controverse : « Ce dossier du Magazine littéraire se fait l`écho des invectives, insultes, railleries et injures diverses que se sont lancées les philosophes durant deux millénaires […] La polémique, quand elle relève de la manie, est vaine, voire dégradante. Mais elle sait être salutaire quand elle surgit avec à-propos pour aviver le débat. Elle s`apparente alors à une joute où il s`agit moins de terrasser l`adversaire que d`enrichir une réflexion commune » (p.3). Voilà qui rassure !

Dès le départ, David Rabouin signale qu`un des fils directeurs de ce dossier est l`amour-haine des philosophes. Il précise qu`il ne s`agit pas de retracer toutes les « querelles philosophiques » (celles des vivants sont ici absentes) ni les polémiques à la mode, les anathèmes rapides ou les accusations d`imposture. L`accent est mis sur les grands couples qui ont rythmé l`histoire de la philosophie. Pour lui, « les philosophes sont des êtres de chair et de sang, non moins soumis que les autres aux attaques des passions : à la gaieté ou à la reconnaissance, mais également à la colère, à la jalousie, au ressentiment… Leurs disputes sont d`idées bien sûr, mais les idées, ne l`oublions pas, s`incarnent » (p.30). Voilà qui s`entend !

Arnaud Macé, maître de conférences en philosophie à l`université de Franche-Comté (Besançon) rappelle que le conflit entre Platon et Aristote éclate à propos de l`existence de l`idée comme réalité distincte des choses sensibles. Pour sa part, deux choses sont ici significatives entre le maître et son disciple. Primo, le choc entre deux manières incompatibles de voir, de vivre et de penser. Secondo, la tentative de chasser le maître et de s`en prendre au fondement même de sa doctrine pour lui porter un coup fatal et prendre sa place. Dans le cas présent, c`est un « conflit sur la manière même d`être philosophe » (p.35). Voilà qui s`observe !

David Larre s`intéresse ici à la « querelle des Universaux » qui oppose Abélard à Bernard de Clairvaux dans le débat trinitaire lié au procès en hérésie de Sens. Querelle qui porte trace du conflit toujours latent entre philosophie et théologie. La première défendant le droit de mettre en doute (condition de la recherche de la vérité) et le devoir de démonstration rationnelle. La seconde réclamant la soumission de l`esprit à la révélation, l`adhésion de la foi aux dogmes, et la confiance donnée aux autorités pour clarifier la signification. Larre souligne que pour avoir introduit un certain relativisme sémantique dans l`absolu divin, affaiblissant le caractère sacré des dénominations, Abélard « se heurte de plein fouet aux défenseurs de la pureté du dogme. Sa liberté de pensée, qui n`est pas celle du libre-penseur, tant s`en faut, a été payée au prix fort. Elle n`en révèle pas moins un formidable élan vers l`autonomie de l`interprétation et de l`enseignement qui marquera les siècles ultérieurs » (p.41). Voilà qui ne surprend guère !

Plus tard, au Siècle des Lumières, comme le remarque Michel Delon, professeur à la Sorbonne, les grands esprits s`échauffent si bien que la raison finit par laisser place aux passions, comme le montrent les échanges entre Voltaire et Rousseau, par exemple. Delon souligne que même s`ils reposent l`un à côté de l`autre dans la crypte du Panthéon, de leur vivant, le débat d`idées s`incarna en un violent conflit de personnes. À preuve, cette réponse cinglante de Voltaire à propos du Discours sur l`origine et les fondements de l`inégalité parmi les hommes (1755) que Rousseau lui a envoyé : On ne peut  peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n`a jamais employé tant d`esprit à vouloir nous rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. » (extrait tiré de la Lettre de Voltaire à M. J.-J. Rousseau, en date du 30 août 1755, publiée chez Garnier-Flammarion dans la collection « GF-Flammarion, no. 243, 1992. p. 259). Voilà qui en dit long !

Nous terminerons ce trop rapide et subjectif survol par la querelle entre Sartre et Merleau-Ponty, décrite ici par Bernard Fauconnier. Selon ce dernier, la rupture fut douloureuse, tant l`amitié entre ces deux intellectuels était réelle. En toile de fond, deux conceptions de la conscience. Pour Fauconnier,  une différence profonde sur la conception de l`intentionalité de la conscience, sur le rapport d`être existe chez ces deux penseurs : « Chez Sartre, le rapport d`être est essentiellement négativité : c`est la néantisation. La conscience chez Sartre, qui reste un philosophe de l`imaginaire, est décrochage par rapport à l`être, trou noir dans la densité de l`en-soi. Chez Merleau-Ponty, peut-être au fond le plus existentialiste des deux, la perception de la conscience ne se conçoit pas sans ancrage dans le réel, sans présence du corps à lui-même » (p.60). Voilà qui surprend !

L`épilogue appartient à Charles Dantzig. À propos des philosophes casse-pieds, celui-ci affirme avoir toujours été frappé par « la violence des praticiens de cette spécialité […] On dirait que les philosophes ne peuvent exister qu`à condition d`avoir détruit ce qui a philosophé avant eux […]. Le philosophe est prompt à deviner le charlatan chez le philosophe » (p.64). Voilà qui se vit !

Commentaire :

Querelle des Images au VIIIe siècle dans l`Empire byzantin, querelle des Universaux au Moyen Age, querelle des Investitures aux XIe et XIIe siècle, querelle des Indulgences en Allemagne au XVIe siècle, querelle des Anciens et des Modernes au XVIIe siècle, pour ne citer que les plus célèbres. L`Histoire témoigne donc de nombreux différends. Notre époque n`y échappe pas non plus; on parle même aujourd`hui des « querelles des mémoires ». En outre, l`actualité est chargée de polémiques de toutes sortes : religieuses, politiques, littéraires. Si bien qu`en saisir les causes, en comprendre la logique pourrait certainement aider à faire face aux controverses de demain. Mais cela est déjà autre chose ! Or, la philosophie n`échappe pas elle non plus à pareil phénomène. Elle compte dans ses rangs des écrivains et des polémistes redoutables comme on peut le constater dans le présent dossier. Au lecteur d`en juger.

C`est pourquoi, l`intérêt de ce dossier est de rappeler que les controverses intellectuelles jalonnent l`histoire de la philosophie. En effet, on y voit surgir des conflits d`interprétations qui, généralement, marquent un tournant dans l`histoire des idées.  Voilà qui est instructif !  Alors que faut-il penser ou retenir de ces débats d`idées ? La contestation entre philosophes ou entre intellectuels est somme toute fréquente, peu banale et parfois même de grande ampleur. Il est donc normal que des désaccords s`expriment bien que parfois certaines disputes laissent des adversaires irréconciliables. Ne faut-il voir là que chamailleries inutiles ? Au contraire, la controverse est un des outils, voire même l`occasion pour le philosophe de faire entendre sa parole, de prendre parti, de pourchasser des idées ou d`évoquer des vérités. Discuter avec un interlocuteur sur une thèse donnée ou sur un point de doctrine, cela fait partie du travail du philosophe. Au-delà des altercations et des arguments échangés, il appert que les querelles entre philosophes marquent une évolution des esprits, une manifestation de l`esprit critique nécessaire et indispensable. De plus, elles débouchent sur une abondance de publications qu`elles suscitent et atteignent ainsi un plus large public. Par conséquent, les conflits théoriques représentent un phénomène permanent qui structure la vie philosophique et intellectuelle. Il reste à souhaiter que le thème de ce dossier donne naissance à un ouvrage de plus grande envergure.

Sur l`origine de ces luttes d`idées, le philosophe français Henri Gouhier (1898-1994) affirme dans La philosophie et son histoire (Vrin, 1952) ce qui suit : « Une philosophie est une vision du monde et il y a des philosophies différentes parce que les philosophes ne voient pas le même monde. Les vrais désaccords entre philosophes sont antérieurs à leurs philosophies; leurs pensées n`arrivent pas à se rejoindre parce qu`elles ne partent pas des mêmes données ». À chacun son commentaire…

Info. : www.magazine-litteraire.com [1]