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Décès de Jean Bottéro

Le 15 décembre 2007 est décédé à son domicile de Gif-sur-Yvette (Essonne), l`historien et assyriologue français Jean Bottéro à l`âge de 93 ans. Avec sa mort, disparaît l`un des plus grands savants français. Il était mondialement reconnu pour son savoir sur le Moyen-Orient antique et le monde de la Bible. Grâce à ce grand ami du philosophe et historien Jean-Pierre Vernant (1914-2007), on a reconnu l`importance de la civilisation mésopotamienne dans la formation de notre culture, à côté des sources hébraïques et grecques. Il fut l`une des figures les plus importantes de l`histoire religieuse des cinquante dernières années. Ses travaux ont largement contribué au renouvellement des études bibliques. En effet, d`une part, cet éminent spécialiste d`assyriologie possédait une connaissance approfondie de la civilisation mésopotamienne et, d`autre part, sa formation dominicaine lui a donné, outre un solide sentiment religieux, une grande familiarité avec la Bible, surtout l`Ancien Testament et les langues sémitiques.

Il naît le 30 août 1914 à Vallauris (Alpes-Maritimes) où son père est potier. Issu d`un milieu très modeste, son père et sa mère descendent d`émigrés piémontais. Mobilisé le mois même de la naissance de son fils Jean, son père revient de captivité que cinq ans plus tard. À 11 ans, il entre au séminaire de Nice, où il s`initie au latin, puis au grec. En ce sens, il aura une profonde et durable gratitude envers l`institution dominicaine, qui lui offre une formation solide sans le contraindre à se couler dans un moule. En 1931, il fait son noviciat au couvent de Biarritz (Pyrénées-Atlantiques). Après avoir passé le baccalauréat, il entre dans les ordres en 1932 et vit au prieuré de Saint-Maximin où il s`intéresse à la théologie et à la métaphysique. Ancien séminariste, il prend le parti courageux d`interroger sa foi à l`aune de la connaissance en faisant de la Bible un objet historique. Distingué par le père Garrigou-Lagrange (1877-1964), dominicain, théologien français et fondateur de l`École biblique de Jérusalem, il est choisi pour reprendre le flambeau et interroger in situ le texte testamentaire. Ce projet l`enthousiasme au point où il apprend l`allemand, puis l`hébreu.

Toutefois, le début de la Deuxième Guerre mondiale suspend son rêve d` « étudier la Bible dans le pays où elle a été écrite ». Bloqué à Saint-Maximin (Provence), il y enseigne la philosophie grecque, puis l`exégèse biblique, qu`il inaugure par l`étude de Job et de l`Ecclésiaste pour interroger la question du mal. Une façon de rendre le primat au questionnement scientifique de l`Ancien Testament. Cependant, lorsqu`il aborde avec la Genèse le récit du péché originel, son refus de le créditer d`un certificat d`historicité conduit à la rupture. Il est alors suspendu. À ce moment-là, il s`installe dans un couvent dominicain à Paris. Ne pouvant renoncer à l`étude, il reprend le projet du père Garrigou-Lagrange d`établissement au Proche-Orient. Apprenant seul l`akkadien (langue sémitique ancienne parlée en Mésopotamie), il traduit, avec l`appui de René Labat, professeur de philologie et d`histoire à l`École pratique des hautes études, le « Code de Hammurabi » (recueil de 282 arrêts). Réfugié au couvent dominicain de la rue de la Glacière, où l`on converse en latin, il vit dans une bulle échappée des heures thomistes du Moyen Age.

De 1947 à 1958, il est chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). En 1950, il est contraint à demander sa « réduction à l`état laïque ». En effet, ses supérieurs religieux lui interdisent tout retour à Saint-Maximin car sa présence y étant tenue comme « un danger pour les jeunes ». Il quitte donc l`ordre des prêcheurs et le sacerdoce. Faute d`avoir pu être “ bibliste ”, il se fait assyriologue. L`archéologue français André Parrot s`adjoint ses services pour percer les mystères de Mari, site archéologique syrien fouillé par ce dernier de 1933 à 1957. C`est ainsi que Bottéro découvre l`Irak, vérifiant la sagesse du postulat de Garrigou-Lagrange en étudiant la littérature cunéiforme là où elle a été écrite. De retour en France, il renoue avec l`enseignement, dispensant à l`École du Louvre une initiation à la langue akkadienne. Mais sa liberté de pensée et son absence de diplomatie lui valent de solides inimitiés, et il manque d`être écarté du CNRS quand René Labat, qui le veut comme successeur à l`EPHE, œuvre à la création d`une seconde chaire d`assyriologie qu`il lui fait attribuer. En 1958, il enseigne l`histoire orientaliste à la section de philologie et d`histoire de l`École pratique des hautes études (EPHE) à Paris. C`est là qu`il se consacre pleinement à la civilisation mésopotamienne, non en archéologue, ni même en pur philologue, mais en historien. À l`EPHE, il poursuit l`exploitation méticuleuse d`un butin archéologique gigantesque dont il offre de lumineuses synthèses, entraîné par l`enthousiasme de Marcel Gauchet. En 1982, il participe au séminaire de Jean-Pierre Vernant (1914-2007), au Collège de France. Sa communication porte sur la justification du double aspect de la déesse Ishta, féminine et guerrière. En 1994, il publie Babylone et la Bible (Les Belles Lettres), un livre d`entretiens avec l`helléniste Hélène Monsacré dans lequel il évoque son œuvre d`historien. Il y précise qu`il y contracta le goût de la théologie comme de la métaphysique. En 1996, il publie L`orient et nous. L`écriture, la raison et les dieux (Albin Michel) en collaboration avec l`helléniste Jean-Pierre Vernant et Clarisse Herrenschmidt. Il fut inhumé le 20 décembre 2007 dans l`intimité, au cimetière de la Drêche (Tarn). Il était le père de Françoise et d`Alain Bottéro. Son épouse Pénélope l`a précédée dans la mort.

Il est l`auteur d`une trentaine d`ouvrages, consacrés notamment à la Mésopotamie et à la Bible, tels que La religion babylonienne (PUF,1952), Au commencement étaient les dieux (2004). Il fait paraître également : Mythe et rite de Babylone (Honoré Champion,1985), Naissance de Dieu. La Bible et l`historien (Gallimard,1986), Mésopotamie. L`écriture, la raison et les dieux (Gallimard/NRF,1987), Initiation à l`Orient ancien. De Sumer à la Bible (Seuil,1992), Babylone à l`aube de notre culture (Gallimard/Découvertes,1994), La plus vieille religion : en Mésopotamie (Gallimard,1998). Il est également l`auteur de Lorsque les dieux faisaient l`homme. Mythologie mésopotamienne (Gallimard,1989) avec Samuel Noah Kramer, de Il était une fois la Mésopotamie (Gallimard,1993) avec le père Marie-Joseph Stève, de La plus belle histoire de Dieu. Qui est le dieu de la Bible (Seuil,1997) avec Joseph Moingt et Marc-Alain Ouaknin. Il traduit et édite L`Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir (Gallimard,1992).

À côté de plusieurs centaines d`écrits strictement scientifiques et réservés aux spécialistes, son œuvre publiée, fort savante, conserve la trace de cette sorte de marginalité volontaire : dans une écriture plaisante et limpide, il aborde des questions sérieuses sans jamais se prendre au sérieux. Fidèle à lui-même, il n`a jamais cherché à régner sur une cour de disciples, dans la sérénité de son ermitage de la vallée de Chevreuse. Il a bâti son œuvre sans se préoccuper qu`elle soit au goût du jour, indifférent aux jugements de ceux qui la font.