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Patricia Nourry est professeure de philosophie au Cégep de Trois-Rivières. Elle a coordonné le programme d'études en Histoire et Civilisation pendant quelques années, et elle s'est aussi chargée de la coordination départementale de juin 2017 à juin 2019. Elle a par ailleurs publié notamment dans la revue Argument, dans Le Devoir, ainsi que dans la revue Dialogue, dans les Cahiers littéraires Contre-jour et dans la revue Liberté.

[NDLR : Le texte qui suit, de notre collègue et amie Patricia Nourry, est tiré du tout nouvel ouvrage lancé à l’occasion du 40e anniversaire de notre cégep : Histoires de savoirs et de passions, publié par Gérald Gaudet, aux Éditions d’art Le Sabord (isbn 978-2-922685-66-4).]


 

L’esprit des Humanités
Patricia Nourry

Dans son livre Poussières d’étoiles, l’astrophysicien Hubert Reeves nous raconte qu’aux origines de la fabuleuse histoire de l’homme sur terre, il y eut de grands tremblements de ciel, des explosions d’étoiles et des pluies de comètes incandescentes, la furie des volcans et l’exubérance des eaux; qu’il fallut des milliards d’années de conjonctures aussi étonnantes qu’improbables pour permettre enfin notre venue à nous qui, en pensant ces merveilles, arrivons à les contenir toutes en quelque sorte… Loin de désenchanter la nature ou de simplifier la réalité en l’expliquant par du factuel, les sciences ouvrent l’intelligence à des modèles de compréhension inédits qui défient le sens commun et repoussent les limites de l’imagination. Depuis toujours elles grugent sur le mystère du monde sans jamais pouvoir l’épuiser, un peu comme si chaque découverte ne faisait que déplacer les frontières de l’obscur.

 

Malheureusement, certains refusent d’admettre qu’il en va rigoureusement de même pour les choses de l’esprit, que les infinis perceptibles dans l’univers ont leurs correspondants à l’intérieur de l’homme et que les savoirs propres aux Humanités informent tout autant notre rapport au monde que celui des sciences dites exactes. Ce refus tient peut-être au fait que les Sciences et les Humanités, de par la nature distincte de leur objet d’étude, mobilisent des modèles de rationalité différents. Or, on commet souvent l’erreur de juger l’une en l’évaluant à l’aune des critères de l’autre. Si cette méprise présente un avantage, c’est peut-être celui de rendre chacun des pôles du savoir plus conscient de lui-même, plus soucieux de ses présupposés et de ses méthodes… Toutefois, la dissension n’est pas un passage obligé, et les mêmes bénéfices peuvent nous venir du dialogue entre disciplines. Mais pour favoriser ces échanges, ne devrions-nous pas reconnaître d’emblée que la complexité du réel appelle des discours multiples? Convenir, à l’instar de Fernand Dumont, que l’existence humaine est fondamentalement un débat du sens?
Parce que bon gré mal gré, nous sommes tous appelés à le poursuivre ce débat, à porter le monde dans lequel nous avons été jetés et qui nous est maintenant confié. Lourde et précieuse responsabilité, ouverte sur tous les possibles, puisque entre nous et la réalité subsiste toujours un abîme à combler. Bien qu’elles oeuvrent en ce sens, les techniques et les sciences ne sauraient suffire à la tâche… Chacun d’entre nous doit effectivement trouver sur un plan existentiel, l’inspiration pour l’action présente permettant de tresser les mailles du filet qui l’empêcheront de sombrer avant son heure. Pour que la vie en société soit véritablement un «vivre-ensemble», tout homme doit également nourrir des idéaux et fonder des solidarités. À cela s’ajoute le besoin de parier sur quelques finalités ultimes afin de déployer l’horizon de l’espérance[1]. Savoir que je suis composé de milliards de cellules demeure important et utile mais ne peut me dire qui je suis, ce que je dois faire de ma vie, en quoi consiste cette société qui a permis ma naissance, quelles étaient celles qui l’ont précédée et dont le souvenir enrichit, lui aussi, ma compréhension du présent. Des questions difficiles, certes, mais néanmoins impérieuses étant donné la puissance d’interrogation de la vie et la fuite du temps. Or, s’il est bien vrai qu’il n’y a que le premier pas qui coûte, il faut prendre courage… Car comment pourrait-on, en toute honnêteté, admettre le caractère fondamental de cette quête sans du coup consentir à s’y engager? La pensée ici ne peut qu’être solidaire de l’action, et à peine l’aura-t-on compris qu’il faudra déjà résoudre une première difficulté : par où commencer? quelle voie faut-il suivre?
Et s’il s’agissait, par-delà les âges, de se laisser guider par la vieille exhortation inscrite au fronton du temple de Delphes? «Connais-toi toi-même» : cette grave maxime, début et fin de la sagesse, éclaire le projet autour duquel se sont constituées les Humanités. Que l’on emprunte la voie de l’histoire, de la littérature ou de la philosophie il faudra, si l’on souhaite approfondir la connaissance de l’homme, accepter le présupposé étonnant qu’elles partagent : pour se connaître soi-même il faut d’abord se quitter. Bien que cela puisse sembler paradoxal, il est pourtant nécessaire de dessaisir le «moi» de ses particularités afin d’accéder à d’autres univers culturels, d’autres conceptions du monde et des êtres. Ce faisant, nous nous affranchissons du quotidien étriqué, des lieux communs et des habitudes de penser qui engourdissent l’esprit. «Un esprit vivant a la vocation de changer instantanément l’éclairage de sa vie»[2], or, ce voyage vers une culture seconde, loin d’égarer, permettra de revenir à la culture ambiante et à soi avec une vue meilleure, une certaine amplitude du regard. Et c’est précisément ce rôle initiatique (comparable aux rites de passage de jadis) que l’enseignement des Humanités est appelé à jouer : par la rupture et l’éloignement, elles ouvrent des dispositions nouvelles et rendent possible une mise au monde au sein de la réalité plus vaste dont nous procédons. Comprendre que nous faisons partie d’un tout, multiple, changeant et infiniment complexe, certes, mais toujours coulant d’une même coulée, loin de nous alourdir, nous enrichit puisque nous nous découvrons légataires d’un merveilleux héritage. Ne parlera-t-on jamais assez aux étudiants de ces Géants d’hier et d’aujourd’hui qui nous dépassent et nous tirent vers le haut? Leur racontera-t-on suffisamment les événements, les paroles et les œuvres qui ont fait basculer l’histoire et qui peuvent nous insuffler le courage de nous élancer? Qu’ils puissent sentir ne serait-ce qu’une fois la filiation réelle qui les unit à Homère, comprendre comment les espérances d’un Périclès inspire encore leur société, reconnaître dans Les souffrances du jeune Werther leurs propres tourments et ils ne seront plus tout à fait les mêmes ni ne percevront la réalité de la même façon. De même pour la somme des barbaries : les commémorer arrache à la léthargie, invite au refus et soulève des questionnements critiques pour la marche du monde. En définitive, l’importance de ce legs est telle, qu’y renoncer et céder à la tentation d’ériger le seul présent comme règle du temps, diminuerait notre capacité à changer la réalité brute en un lieu pour l’homme et compromettrait la possibilité d’assurer nos prises dans l’existence…
Un héritage inouï vraiment, mais constamment menacé. Voilà pourquoi il a besoin du secours de nos vies pour ne pas se perdre et qu’il est impératif de le partager par nos paroles. Des paroles puisées à même les possibilités infinies du langage, cet invisible par lequel le miracle advient… Car n’est-il pas in fine la plus haute réalisation de la culture? À la fois instrument de l’esprit et terreau nourricier du savoir[3], le langage a le pouvoir en nommant les choses de les faire vivre en nos esprits. Favoriser cette vie de l’esprit et tenter de l’unir à la vie extérieure est un devoir d’humanité dont il faut s’acquitter pour mieux habiter le monde et garder vivante la possibilité de le refaire par nos paroles et nos actes : «L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous.[4]»
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[1] Les expressions en italique sont empruntées à Pierre Lucier.

[2] Christiane Singer, N’oublie pas les chevaux écumants du passé, p. 22.

[3] Les expressions en italique sont empruntées à Fernand Dumont.

[4] Simone Weil, L’enracinement, Gallimard, 1973, p. 71.