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Martin Hould a enseigné la philosophie au Cégep de Trois-Rivières de 2009 à 2019 -- il enseigne maintenant cette même discipline au Cégep de Jonquière, par le biais d'un échange inter-collège.

[NDLR : l’article qui suit a d’abord été publié dans la revue « Philosopher. La revue de l’enseignement de la philosophie au Québec », Numéro 23, Automne 2011 (pages 40 à 48). Nous le reproduisons ici avec les autorisations nécessaires.]


  

Pour une réhabilitation des dialogues socratiques

par Martin Hould, Cégep de Trois-Rivières

 

Très souvent, les étudiants entrent au collège avec une idée préconçue de la philosophie. Les préjugés les plus communs étant 1) que la philosophie est inutile (à quoi ça va me servir de savoir ça?) 2) qu’elle est un enseignement dogmatique (il faut que tu penses comme le professeur) et 3) que la logique brime la liberté d’expression et le processus créatif (j’ai le droit de penser comme je veux). Très souvent, la réalité quotidienne de l’enseignant, plus particulièrement de celui qui initie les jeunes adultes au cours Philosophie et rationalité, est d’avoir à combattre sans relâche ces trois préjugés récurrents. C’est une tâche « non écrite » qui échoit à tout enseignant qui veut gagner le cœur des étudiants pour la cause du savoir, de la pensée et de l’esprit critique.

 

Nous pouvons prendre beaucoup de temps pour expliquer l’utilité de la philosophie en début de session. Cela suffit rarement : soit certains étudiants persistent à vouloir comprendre l’utilité de la chose sans jamais être vraiment satisfaits, soit ils se résignent à répéter machinalement ce qu’ils entendent, s’aliénant par la même occasion la possibilité de développer une conscience philosophique authentique. Serait-il alors pertinent d’orienter Philosophie et rationalité sur le quotidien du jeune adulte, sur des sujets qu’il comprend d’emblée et sur les avantages immédiats qu’il peut tirer d’une argumentation bien articulée?

 

Plusieurs manuels proposent une transition semblable vers une certaine « démocratisation » du premier cours de philo, s’adressant ainsi aux apprentis philosophes : « Le Petit traité de l’argumentation en philosophie souhaite vous aider à prendre votre place dans le débat d’idées en développant vos propres capacités. » Les auteurs s’appliquent dans ces ouvrages à disséquer l’argumentation en de multiples parties, de manière à faciliter un processus d’apprentissage structuré, intégrant un vocabulaire accessible et de nombreux exercices au contenu actuel. Les étudiants sont ainsi invités à maîtriser toutes les subtilités d’une discussion rationnelle en partant d’activités très simples et en progressant vers des réflexions de plus en plus complexes.

 

Des problèmes sérieux se dressent cependant devant cette orientation : que restera-t-il de l’élévation intellectuelle des étudiants dans ce contexte d’apprentissage? Qu`arrivera-t-il à l’enseignement des classiques? Et à la présentation de l’émergence de la rationalité en Grèce? Tous ces manuels partagent en effet le défaut majeur de reléguer la tradition philosophique au statut d’« accessoire pédagogique », un instrument dont nous pouvons aisément disposer pourvu que les jeunes adultes argumentent correctement et qu’ils connaissent quelque élément de la pensée d’un philosophe.

 

C’est une approche qui se défend. Il peut être avantageux d’insister sur l’apprentissage des règles de la logique informelle, parce que cela met en évidence l’utilité de la rationalité pour l’analyse de tous discours, dans toute circonstance. Cette pratique est toutefois très complexe et la développer sérieusement peut difficilement se faire sans négliger d’autres aspects du cours.

 

Comment alors opérer un tournant radical dans l’approche de Philosophie et rationalité tout en maintenant l’étude de chefs-d’œuvre dans leur intégralité et la présentation du contexte sociohistorique? Bien sûr, nous pourrions construire notre cours à partir d’un manuel qui met l’accent sur la manière d’argumenter et ajouter à cela la lecture d’un classique de la littérature. C’est une solution raisonnable, en théorie. En pratique, cela ne peut pas se faire sans complications. Si nous examinons les deux textes l’un à la suite de l’autre, comment trouver le moment idéal pour opérer cette transition? À la mi-session? À la 10e semaine? Faut-il étudier en détail tous les aspects de l’argumentation avant d’examiner en profondeur un passage significatif de la littérature hellénique? Si nous attendons à la fin de la session pour le faire, ne risquerons-nous pas alors de négliger le deuxième texte? Si nous choisissons plutôt de faire les deux en même temps, en alternant, cela signifie alors qu’il faudra les intégrer convenablement, comme s’ils ne faisaient qu’un, et opérer de multiples transitions de l’un à l’autre, sans jamais perdre le fil conducteur, ce qui est loin d’être évident.

 

Bref, un problème revient constamment dans les très nombreux manuels que nous avons examinés, autant ceux qui mettent l’accent sur la structure de l’argumentation que ceux qui se concentrent sur les philosophes de l’Antiquité : comment pondérer et intégrer convenablement les multiples éléments de compétence de Philosophie et rationalité? Bien sûr, peut-être que nous demandons trop d’un simple manuel. Celui-ci doit peut-être rester avant tout un « simple outil » pour l’enseignant, nécessitant une adaptation à son style et à la dynamique de classe qu’il entretient. Mais lorsque l’enseignant ne possède pas vraiment de style bien défini et qu’il expérimente différentes approches avec les jeunes adultes, le phénomène qui se produit le plus souvent par rapport au problème soulevé est que l’enseignant se retrouve, en définitive, à improviser une solution au pied levé. C’est en tout cas de cette façon que nous avons nous-mêmes vécu l’expérience et nous avons dû tenter de résoudre cette énigme.

 

Pour cela, nous avons développé une formule qui paraîtra très originale à certains et pas du tout à d’autres. Nous avons eu l’idée d’exploiter au maximum un pan qui est, en tout cas, souvent négligé et sous-estimé de la philosophie de Platon : les dialogues socratiques. Notre méthode visait à réconcilier la « tradition » et la « démocratisation de l’enseignement » en intégrant l’étude de textes classiques à l’apprentissage de la méthode argumentative. Notre hypothèse de départ était que les dialogues de jeunesse contenaient, sous une forme appliquée, c’est-à-dire dans des dialogues vivants, tout ce qu’il fallait savoir pour s’initier à la discussion rationnelle. Il nous restait seulement à rendre ces dialogues compréhensibles aux jeunes adultes en les actualisant, et à faire ressortir les règles logiques élémentaires qu’ils mettaient en scène. Cela n’a pas été facile, mais nous avons fait un bout de chemin dans cette voie et nous y reviendrons plus loin. D’abord, soyons clairs sur ce que nous entendons par « dialogues socratiques » et, avant d’expliciter les éléments particuliers qui les rendent utiles pour l’enseignement, soulignons les avantages généraux qui s’y rattachent.

 

Les dialogues socratiques sont les « dialogues de jeunesse », les premiers dialogues, ceux écrits juste avant la mort de Socrate ou peu de temps après celle-ci (entre 399 et 385 av. Jésus-Christ, si nous incluons les dialogues dits de « transition »). Pour notre projet, nous en avons identifié huit qui se démarquaient des autres : Hippias mineur, Hippias majeur, Ion, Euthyphron, Criton, Lysis, Lachès et Charmide. Tous ces dialogues ont en commun trois choses essentielles qui les rendent attrayants pour le premier cours de philo :

1) Ils répondent à une question simple et ils portent sur des thèmes que les étudiants connaissent déjà : la tromperie, la beauté, la poésie, la piété, le devoir, l’amitié, le courage et la sagesse.

2) Ils présentent une argumentation complexe tout en restant concis (de 12 à 25 pages, selon le dialogue), ce qui permet à l’étudiant de s’initier à une discussion philosophique rigoureuse tout en s’appropriant l’ouvrage dans son entièreté.

3) Ils sont aporétiques : Socrate conduit une discussion rationnelle tout en laissant ouverte la question posée, ce qui invite presque explicitement l’étudiant à continuer la recherche pour lui-même et à développer sa propre position.

 

De plus, puisqu’ils sont courts, l’enseignant peut se permettre d’en présenter plusieurs pendant la session, quatre, cinq, six, sept et pourquoi pas huit, si le niveau de ses groupes le permet? Plus l’enseignant présentera de dialogues différents, plus les étudiants auront de chances de comprendre l’utilité de l’argumentation dans différents contextes et pour différents sujets d’étude.

 

Passer d’un sujet à l’autre plus rapidement grâce aux dialogues socratiques peut faciliter la tâche de l’enseignant : cela maintient l’intérêt de ses étudiants qui ne sont pas encore conquis au projet philosophique, en leur donnant une grande variété d’occasions de s’approprier les rudiments de la discussion rationnelle et ce tout en restant constamment près des textes originaux, en mettant quotidiennement en valeur l’héritage de l’Antiquité.

 

D’ailleurs, si notre priorité dans le premier cours de philosophie n’est pas tant d’enseigner à argumenter dans un domaine particulier, dans un contexte spécifique, mais plutôt d’apprendre à argumenter tout court, de préparer la pensée à toute situation d’analyse rationnelle future, alors, avoir sous la main une grande variété de thèmes et de contextes semble particulièrement intéressant et utile pour stimuler l’attention des cégépiens.

 

Comment combattre les préjugés les plus répandus sur la philosophie au collège? Comment intégrer efficacement la littérature classique au cours? Comment maintenir l’intérêt de l’étudiant, du début à la fin, pour chacune des 60 périodes de Philosophie et rationalité? Orienter une stratégie pédagogique sur les dialogues socratiques pourrait être un projet qui a du sens, si nous accordons quelque importance aux points soulevés jusqu’ici. Par contre, les meilleurs arguments en faveur de leur réhabilitation se trouvent dans les dialogues eux-mêmes : 1) dans le contexte sociohistorique qu’ils mettent en scène, 2) dans le langage rationnel qu’ils déploient et 3) dans l’éthique de la discussion qu’ils mettent en pratique. Commençons par expliquer la pertinence des dialogues socratiques pour l’élaboration d’un plan de cours où la présentation de l’avènement de la rationalité en Grèce occupe une place importante.

 

Le contexte sociohistorique. Il existe un assez large consensus autour de la question de l’émergence de la rationalité en Grèce. Les deux facteurs sociohistoriques qui reviennent le plus souvent et qui sont d’ailleurs liés étroitement sont l’apparition de la démocratie et l’instabilité politique. La pensée doit certainement bénéficier d’une certaine liberté pour se développer, d’où la pertinence d’explorer les circonstances qui ont conduit à l’apparition de la démocratie en Grèce. Seulement, il faut aussi insister sur l’instabilité politique puisque dans l’ensemble, en Grèce, la démocratie directe est restée un phénomène assez marginal et éphémère. Si nous voulons identifier la spécificité du peuple grec par rapport aux autres peuples de l’époque, il faut peut-être aller au-delà de la simple liberté de penser. Il faut imaginer quelque chose d’un peu plus stimulant sur le plan social : le devoir de penser. Les Grecs ont dû, d’une certaine façon, être « obligés » de penser, pour dépasser leurs voisins. Qu’est-ce qui aurait pu alors les « contraindre » à développer autant leurs réflexions?

 

La coexistence en Grèce d’une grande diversité d’idées reçues, qui n’étaient pas toujours compatibles sur les plans religieux et politique et qui donnaient lieu à des tensions récurrentes, a certainement stimulé la réflexion. Une fois que la pensée a accédé à une certaine liberté de discussion, grâce aux assemblées populaires, à la redécouverte de l’écriture, à la prospérité économique et à l’intensification des échanges commerciaux, la pensée a dû affronter ses propres contradictions, ses propres apories, et c’est certainement cette situation inconfortable qui a le plus contribué en fin de compte à ce que la pensée passe à un niveau de complexité jamais égalé auparavant. C’est d’ailleurs ici que l’étude des dialogues socratiques devient particulièrement intéressante.

 

Platon identifie les problèmes les plus criants de la culture populaire de l’époque et les transpose dans ses dialogues pour en faire ressortir les difficultés : qui est le poète le plus savant? Homère ou Hésiode (Lysis, 213e-216e)? Qui est le héros le plus digne? Ulysse ou Achille (Hippias mineur, 363a-365d)? Est-ce que les imitateurs de la grande poésie savent de quoi ils parlent (Ion, 530b-532d)? Dans le domaine politique, qui est le mieux placé pour diriger? Le peuple ou l’âme noble (Criton, 44c, 46b-48b)? Est-ce qu’il faut absolument apprendre à se battre pour devenir un bon citoyen (Lachès, 178a-180b)? Toutes ces questions (et il y en a beaucoup d’autres) sont des portes d’entrée privilégiées vers le contexte sociohistorique de l’émergence de la rationalité en Grèce, et elles peuvent être facilement utilisées par l’enseignant qui choisit d’élaborer une stratégie pédagogique à partir des dialogues de jeunesse.

 

Ces dialogues donnent donc l’occasion d’aborder des éléments importants tels que la poésie homérique, les institutions démocratiques et la guerre du Péloponnèse, mais, de plus, l’auteur lui-même, dans son style littéraire, porte la marque de son époque : il reflète la naissance d’un nouveau type de pensée qui, à travers la résistance aux multiples tendances contradictoires qu’elle rencontre, se démarque des autres en approfondissant une critique systématique des idées reçues. Par ailleurs, ce « système », par lequel Platon critique sans ménagement les acteurs principaux de sa communauté (à travers la bouche de Socrate), n’est nul autre que celui du langage rationnel.

 

Le langage rationnel. En plus du riche contexte sociohistorique qu’ils mettent en scène, les dialogues socratiques sont remplis d’arguments et d’exemples qui peuvent servir à expliquer les bases de la logique. L’élément rationnel dont Socrate tire le plus souvent avantage est bien sûr le principe de non-contradiction, illustré à plusieurs reprises dans presque tous les dialogues. C’est aussi le principe que les étudiants comprennent le plus facilement, mais ce n’est pas tout. Il y a aussi de nombreux raisonnements déductifs qui se présentent sous une forme très intuitive. Par exemple, dans l’Hippias majeur : la beauté ne peut pas être laide; l’or peut être laid; donc, l’or n’est pas la beauté (289e-291c). Dans l’Ion : il faut distinguer les bons poèmes des mauvais poèmes pour être un spécialiste de la poésie; Ion ne connaît rien aux mauvais poèmes. Donc, Ion n’est pas un spécialiste de la poésie (531a-532c).

 

Ensuite, il y a les raisonnements inductifs où Socrate présente une énumération d’objets et propose à ses interlocuteurs de trouver l’élément commun à tous ces objets. Dans le Lachès, il s’agit de trouver ce qu’est le courage dans un ensemble de situations risquées : à la guerre, en mer, face à la maladie, à la pauvreté, à la politique, à la douleur ou aux craintes, et « dans la lutte contre les désirs et les plaisirs […] » (191d-e). Dans l’Hippias majeur, Socrate remarque que ce qu’il y a de commun entre la lyre, la marmite, la vierge, l’enterrement, la cuillère, l’or, l’ivoire et la richesse, lorsque ces choses sont belles, est peut-être la convenance (293e). Il réfutera aussitôt cette proposition en appliquant le principe d’identité : « être beau » et « paraître beau » ne sont pas exactement la même chose, car une chose convenable peut paraître belle et se révéler être en réalité très laide, après un examen approfondi de la chose (294d-e).

 

Le principe d’identité occupe d’ailleurs une place importante dans l’Ion, le Charmide et le Lachès. Ion confond la spécificité de son art, la rhapsodie, avec tous les autres et cela jusqu’à un point assez ridicule quand, à la fin du dialogue, il prétend sérieusement qu’il pourrait être le plus grand général de la Grèce (Ion, 540d-542b). La réduction à l’absurde est le procédé par excellence que Platon utilise pour dénoncer la confusion que les gens ont tendance à entretenir entre différents objets. Ici, l’infraction au principe d’identité devient évidente quand nous considérons les conséquences qu’aurait le fait de réduire la stratégie militaire à la rhapsodie.

 

Dans le Charmide et le Lachès, une problématique analogue se présente vers la fin des deux dialogues, mais, cette fois, de façon beaucoup plus complexe : il s’agit d’examiner si la sagesse (sophrosunè) et le courage (andreia) sont des connaissances (sophia). C’est ce que les spécialistes appellent le problème de l’« unité des vertus », qui a fait couler beaucoup d’encre : quelle relation la vertu du savoir entretient-elle avec les autres vertus morales telles que le courage et la maîtrise de soi? Dans ces deux dialogues, en tout cas, il y a une constante : le savoir se présente comme une vertu distincte, qui ne peut pas servir à définir les autres directement, sans entraîner des conséquences absurdes.

 

L’intuition que partagent Socrate et ses interlocuteurs, dans les deux dialogues, est que ceux qui possèdent la vertu en question (la sagesse ou le courage) font de plus belles actions que ceux qui ne la possèdent pas, et cela de manière générale, dans la multitude des situations de la vie. Or, si nous établissons une relation d’identité entre cette vertu et le savoir, il se produit alors une chose tout à fait singulière. Celui qui possède la sagesse ou le courage devra alors nécessairement maîtriser la connaissance de toutes les situations multiples que la vie lui offre, ce qui bien sûr n’a aucun sens. Dans le Charmide : « Mais tu vois, repris-je, qu’aucune connaissance de cette sorte ne s’est jamais manifestée nulle part. – Je vois, répondit-il. » (Charmide, 172a) Même conclusion dans le Lachès, exprimée cette fois d’une façon différente :

 

Et crois-tu qu’il manquerait ou de modération, ou de justice et de piété, lui qui serait le seul en mesure de se prémunir, tant à l’égard des dieux que des hommes, de ce qui est redoutable et de ce qui ne l’est pas, et de se procurer des biens grâce à sa connaissance de la bonne manière d’avoir commerce avec eux? – Tu me sembles marquer un point, Socrate. (Lachès, 199 d-e)

 

Dans les deux cas, Socrate fait ressortir l’idée qu’une personne avec une telle connaissance pourrait réussir absolument tout ce qu’elle entreprend, soit en ne commettant jamais d’erreurs (Charmide, 171d-172a), soit en possédant toutes les vertus (Lachès, 199e), ce qui au fond revient au même, car ces deux types de personne ne se sont jamais manifestés nulle part, ils n’existent pas.

 

Enfin, il y a de nombreux sophismes qui sortent de la bouche des protagonistes platoniciens, notamment l’attaque contre la personne (Hippias majeur, 304a-e), le procès d’intention (Charmide, 166 c), la fausse analogie (Hippias mineur, 373c-376c) la caricature (Hippias majeur, 285a-b), l’équivoque (Hippias majeur, 296d-297a), le subjectivisme (Euthyphron, 9e-11b), la fausse cause (Lachès, 197c), les appels à la tradition (Hippias mineur, 369b-c), à la majorité (Criton, 44b-44d, Ion 533c) et aux sentiments (Ion, 530b-d), et plus encore. Il y a aussi les multiples usages de la citation (Hippias mineur, 364e-365b, 370a-371c; Euthyphron, 12a-b; Ion, 537a-b, 539a-d) et n’oublions pas la fameuse prosopopée du Criton (50a-54d) et l’expérience de pensée du Lysis (220e-221d). Tous ces passages sont extrêmement utiles sur le plan pédagogique lorsque vient le temps d’initier les jeunes adultes à la discussion rationnelle et nous pourrions en trouver beaucoup d’autres, mais il y a un autre aspect important des dialogues de jeunesse dont nous voulons parler et qui nous apparaît comme un incontournable dans la formation collégiale. C’est l’« éthique de la discussion » véhiculée dans les entretiens avec Socrate.

 

L’éthique de la discussion. Apprendre à dialoguer avec autrui n’est pas qu’une affaire de rationalité et de logique. Ce n’est pas tout d’être capable d’articuler une idée et des arguments en suivant les règles de la cohérence et de la pertinence. Mener une discussion à bien, faire d’une rencontre avec des collègues un succès, favoriser des échanges constructifs, tout cela nécessite aussi un certain savoir « paralogique », voire éthique, qui n’a rien à voir avec la structure rationnelle du discours, mais qui est tout de même essentiel pour préserver cette dernière.

 

L’une des premières choses que l’étudiant est amené à remarquer en lisant les textes du jeune Platon est que Socrate admet d’emblée son ignorance. Cela peut paraître paradoxal venant d’un philosophe, mais en approfondissant l’analyse des textes, nous remarquons que cet aveu n’est pas innocent et qu’il apparaît souvent à des moments clés : lorsque la tension monte d’un cran dans les échanges et que la discussion risque de prendre un tournant vers la discorde. Socrate doit alors intervenir pour faire durer le dialogue rationnel. Cela est nécessaire, car si le débat d’idées devient un procès d’intention ou une suite d’attaques personnelles, le principe d’identité est brisé et le sujet de la discussion est perdu. La stratégie privilégiée de Socrate consiste alors à réitérer son ignorance par rapport au problème soulevé, ce qui rappelle à son interlocuteur qu’il n’est pas lui-même le sujet de la discussion (Hippias mineur, 369b-e; Charmide, 166c-d; Lachès, 197b-198a). Les débatteurs peuvent alors revenir à la question de départ et continuer le jeu intellectuel qu’ils s’étaient proposé.

 

Une bonne façon de synthétiser l’éthique de la discussion socratique est de passer en revue les quatre vertus morales traditionnelles et d’en apprécier les avantages dans l’argumentation : la justice, la sagesse, le savoir et le courage. En recherchant la vérité, le savoir complet sur un sujet donné, Socrate donne un objectif de taille à ses interlocuteurs et il attire ainsi leur attention sur une question qui est difficilement résoluble. Si Socrate n’arrivait pas à rendre attrayante la recherche de la vérité, alors il pourrait difficilement  avoir une discussion rationnelle avec ses camarades, car les propositions pourraient porter sur n’importe quoi en même temps et être formulée n’importe comment, peu importe qu’elles soient vraies, fausses ou ni l’un ni l’autre. Ce type de discussion ne pourrait évidemment pas conduire bien loin. Il faut par conséquent reconnaître la valeur de la quête de vérité dans un discours, avant d’entamer une argumentation qui a du sens, ce qui n’est pas toujours évident et peut requérir une certaine habileté : la capacité à faire ressortir les enjeux et à faire voir la nécessité immédiate de trouver une réponse universellement valable.

 

Puis, au cours de cette recherche extrêmement ardue, il faut évidemment de la ténacité, de la persévérance, bref du courage pour faire face aux impasses du discours, pour ne pas baisser les bras devant les difficultés et pour ne pas prétendre avoir résolu un problème quand nous ne sommes au fond arrivés qu’à une proposition inintelligible (Euthyphron, 11e, 15c-16a; Charmide, 166d; Lachès, 193e-194b). Il faut encore maîtriser les émotions ainsi que les pensées et être sage pour ne pas céder à la colère ou à la honte (Lachès, 196a-d; Charmide, 162c-163e). Le débatteur doit également être juste devant ses collègues : leur laisser le temps de dire ce qu’ils ont à dire, rester ouvert à de nouvelles propositions et être prêt à accepter les critiques. En somme, il faut bien admettre que l’entretien des vertus morales a au moins deux utilités indéniables dans le dialogue : il fait durer les échanges et il favorise un approfondissement cohérent de la question étudiée.

 

Ce sont là des prescriptions « éthiques » parce qu’elles concernent la pratique de l’argumentation. Elles maintiennent la rationalité du discours en s’attaquant, en quelque sorte, à la source passionnelle du paralogisme. Elles s’attaquent aux « origines accidentelles » de l’argument mal construit, aux comportements que nous adoptons le plus souvent lorsque nous commettons des erreurs : lorsque nous ne pouvons pas admettre 1) que notre idée peut être fausse, 2) que le problème est plus complexe que nous l’avions prévu au départ, 3) que nos réflexes émotifs et nos préjugés peuvent nous jouer des tours et 4) qu’autrui peut avoir une idée meilleure que la nôtre.

 

Sans aucun doute, apprendre à maîtriser l’éthique de la discussion est-il bien venu dans la formation de jeunes citoyens, mais cela est en plus une occasion pour l’enseignant de donner un aspect « humain » à la matière présentée, en se rapprochant de ce que les étudiants vivent au quotidien lorsqu’ils discutent avec leur entourage.

 

Finalement, dans cette tentative pour redonner aux dialogues socratiques une place de choix parmi les multiples stratégies disponibles pour favoriser l’apprentissage des compétences du cours Philosophie et rationalité, plusieurs nous reprocheront avec raison de ne pas avoir assez insisté sur les inconvénients liés à cette approche. Il faut penser notamment au fait que ces textes sont tout de même traduits du grec ancien et que, malgré les efforts remarquables des spécialistes pour en faire des œuvres intelligibles dans notre langue, ils restent tout de même très difficiles à interpréter et à comprendre, même pour les initiés. De plus, la culture ancienne (teintée d’esclavagisme, d’élitisme, de sexisme et de machisme) est elle aussi parfois très étrange pour les étudiants et cela pose des obstacles sérieux quand on veut les attirer vers les textes. Cela dit, si nous avons tout de même éveillé le goût de découvrir ou de revisiter (avec peut-être un nouveau regard) les premiers dialogues platoniciens, pour y rencontrer cette richesse immense qu’ils recèlent autant sur le plan sociohistorique que rationnel et éthique, alors nous aurons amplement atteint notre but.

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BIBLIOGRAPHIE

– BELLEMARE, Alain, Genèse de la rationalité occidentale De Thalès à Platon, Gaetan Morin éditeur, Montréal, 1997, 311 p.

– CANTO-SPERBER, Monique, « Platon », dans Philosophie grecque, 2e édition, Presses universitaires de France, Paris, 1998, p. 185-299.

– KUNZMANN, BURKARD, WIEDMANN, Atlas de la philosophie, Librairie Générale Française, Paris, 1999, 285 p.

– LARAMÉE, Hélène, DOYON, François, MOSQUERA, Gerardo, VIGNEAULT, Gilles, L’art du dialogue et de l’argumentation, Chenelière Éducation, Montréal, 2009, 112 p.

– LEGARÉ, Ginette, CARRIER, André, Petit traité de l’argumentation en philosophie, 2e édition, Les Éditions CEC, Montréal, 2009, 130 p.

– PLATON, Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson, Éditions Flammarion, Paris, 2008, 2204 p.