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Analyse de Tel un seul Homme de Pierre Lapointe

Analyse de

«Tel un seul Homme [1]»

de Pierre Lapointe

(Analyse par Dany Roy-Robert)

 

De quoi nous parle cette chanson de Pierre Lapointe? Elle nous parle de solitude et de finitude. Qu’est-ce au juste que la finitude? C’est le fait d’avoir une existence finie plutôt qu’éternelle, c’est le fait de porter la mort en soi à chaque moment de sa vie. Bref, c’est le fait d’être mortel. Pierre Lapointe nous parle de solitude et de finitude et, plus précisément, d’une solitude qui découle de la finitude. Cette chanson nous rappelle que nous sommes irrémédiablement seuls devant la mort.

 

« Et si je vous disais que même au milieu d’une foule

Chacun, par sa solitude, a le cœur qui s’écroule»

« Elle est là telle une déesse gardienne [la mort]

Attroupant les solitudes par centaines»

« On sait que même le plus fidèle des apôtres

Finira par mourir un jour ou l’autre »

« Elle est là [la mort] qui accourt pour nous rappeler

Que si les hommes s’unissent

C’est pour mieux se séparer »

 

Heidegger

Martin Heidegger, un philosophe allemand né en 1889 et mort en 1976, s’est intéressé de près aux phénomènes de la finitude et de la solitude. Dans son œuvre maîtresse intitulée Être et Temps, il s’est demandé ce que signifie mourir pour un homme, ce que signifie mourir pour un être qui est conscient d’exister, un être qui est conscient qu’il est, qu’il n’a pas toujours été là et qu’il ne sera pas toujours là. Plus précisément, Heidegger a tâché de déterminer ce que nous sommes en mesure d’affirmer à propos de la mort et il a distingué deux manières d’être différentes que nous pouvons adopter à son égard. Selon cet auteur, notre manière d’appréhender la finitude influence la manière dont nous menons notre existence.

 

Définition heideggérienne de la mort

Commençons par la définition heideggérienne de la mort. Tout d’abord, la mort n’est pas quelque chose qui appartient au futur, elle ne se tient pas à l’écart en attendant que nos vieux jours arrivent pour nous tomber dessus. C’est en tant qu’être mortel que nous venons au monde : « Dès qu’un homme vient à la vie, il est assez vieux pour mourir », nous dit le philosophe. En ce sens, la mort est quelque chose qui nous précède, quelque chose qui fait partie de nous. Par ailleurs, notre mort est à la fois certaine et indéterminée quant à son heure. S’il est certain que je mourrai, le jour de ma mort demeure indéterminé, ce pourrait être aujourd’hui, dans trois mois ou dans 40 ans.

 

Mais qu’est-ce que cette mort, à la fois certaine et indéterminée, que nous portons en nous depuis le jour de notre naissance? Elle est la possibilité de notre impossibilité, c’est-à-dire la possibilité de l’arrêt de notre existence. Ce passage au « ne plus être là », nous ne pouvons évidemment pas l’expérimenter, nous ne sommes précisément plus là. Nous ne pouvons pas davantage expérimenter la mort de l’autre, tout au plus pouvons-nous assister le mourant. Ma mort, personne ne peut l’expérimenter, personne ne peut m’en décharger en mourant à ma place. J’ai à assumer mon mourir, il est essentiellement le mien.

 

Voilà donc ce qu’est la mort selon Heidegger : c’est la possibilité de notre impossibilité, une possibilité qui nous habite dès que nous venons à la vie, une possibilité qui est à la fois certaine et indéterminée quant à son heure et dont personne ne peut nous décharger.

 

Le On et le Soi

Nous l’avons vu plus tôt, Heidegger distingue deux manières d’être différentes que nous pouvons adopter face à notre finitude. Nous pouvons nous fondre dans le « On » de manière inauthentique ou nous pouvons choisir authentiquement le « Soi ».

 

Commençons par le On. La plupart du temps, nous sommes dans le On, c’est notre manière d’être quotidienne, notre manière d’être courante. Le On est impersonnel, c’est à la fois tout le monde et personne en particulier. Le On, c’est la voix publique, une voix à la fois rassurante et familière qui a réponse à tout et qui ne questionne rien en particulier. Lorsque nous sommes dans le On, nous nous déchargeons en quelque sorte de notre liberté et nous laissons les « On dit que…» juger et décider à notre place.

 

Exemples de On dit que…

 

« On dit que rien n’arrive par accident »

[Présuppose l’idée de destin sans la justifier]

 

« On dit que le bonheur des uns fait le malheur des autres »

[Une mère heureuse n’a-t-elle pas plus de chance de rendre son enfant heureux?]

 

« On dit qu’avec de l’argent, on vient à bout de tout »

[On dit aussi qu’il est des choses qui ne s’achètent pas]

 

« On dit que les meilleurs partent les premiers »

[Les centenaires sont des êtres mauvais?]

 

« On dit que la vérité sort de la bouche des enfants »

[On parle de quelle vérité? Du fait que la lumière du soleil prend environ 8 minutes pour parvenir à la Terre? Du fait qu’une chaise comporte quatre pattes et un dossier? Du fait que le monsieur, là, dans la salle d’attente, ben, il est gros?]

 

Le On a réponse à tout, mais, au fond, il ne dit rien du tout. Il bavarde, il donne dans le verbiage insignifiant. C’est la même chose lorsqu’il parle de la mort. Il dit : « On meurt tous un jour », ce qui signifie : « tout le monde meurt, mais personne en particulier ne meurt ». Par ailleurs, le On a aussi l’habitude de repousser la mort dans le futur, de la renvoyer à un jour, plus tard. Ce faisant, il nie le fait que la mort est possible à tout instant, le fait que l’heure de notre mort demeure indéterminée. Le On n’appréhende pas authentiquement la mort, il en fait quelque chose d’impersonnel et de lointain. En fait, il ne veut tout simplement pas penser à la mort.

 

Ce On qui se laisse guider par les « On dit » est susceptible de se transformer en un Soi-même authentique. Selon Heidegger, c’est précisément la prise de conscience de notre finitude qui déclenche cette modification du On en Soi-même. En comprenant que la mort n’est pas quelque chose d’impersonnel et de lointain, mais bien quelque chose qui m’habite depuis le jour de ma naissance, je comprends que mon mourir, je suis le seul à pouvoir l’assumer. Saisir cela, c’est aussi saisir qu’il en va de même pour ma vie entière : je suis le seul à pouvoir l’assumer. J’ai à porter le fardeau de mon être, le fardeau de ma liberté. Bref, j’ai à m’emparer de mon existence.

 

Une fois cette prise de conscience effectuée, une fois le On transformé en Soi-même authentique, nous pouvons, pour la première fois, entretenir une relation authentique avec autrui. C’est-à-dire, une relation respectueuse de la liberté de l’autre, une relation où le bavardage insignifiant, la jalousie et l’avide recherche de considération publique caractérisant le On sont absents.

 

Cela va sans dire, la prise de conscience authentique de notre finitude est angoissante : le monde familier et rassurant du On se dérobe sous nos pieds, nous nous retrouvons seuls devant notre mort, devant notre vie, devant un monde qui nous semble étranger. Seulement, cette angoisse n’est pas négative. Selon Heidegger, elle est le terreau à partir duquel le Soi-même authentique peut croître, le terreau qui engendre la liberté et les rapports humains authentiques déliés des illusions du On.

Référence : Martin Heidegger, Être et Temps, traduction française Emmanuel Martinaux, Paris, Authentica, 1985.

Finitude : Caractère de l’être humain vu comme portant la mort en lui à chaque moment de sa vie.