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Patrice Létourneau est enseignant en philosophie au Cégep de Trois-Rivières depuis 2005. Outre son enseignement, il a aussi été en charge de la coordination du Département de Philosophie pendant 8 ans, de juin 2009 à juin 2017. Il est par ailleurs l'auteur d'un essai sur la création, le sens et l'interprétation (Éditions Nota bene, 2005) ainsi que d'autres publications avec des éditeurs reconnus. Il collabore à PhiloTR depuis 2005.

NDLR : ici reproduits, les notes pour l’analyse de la chanson «The final cut» en lien avec la notion d’ambiguïté chez Maurice Merleau-Ponty pour la 4e soirée-performance «Musique et philosophie» du 25 février 2015 au Cégep de Trois-Rivières.

La chanson The Final Cut, tirée de l’album du même nom de Pink Floyd, peut être mise en relation avec la notion d’ambiguïté qui est développée chez le philosophe Maurice Merleau-Ponty – une notion qui se rattache en partie à une conception du rôle du langage dans la constitution de notre conscience.

D’abord, il faut préciser que la notion d’ambiguïté apparaît en contraste avec la notion d’ambivalence – qui est une distinction que Merleau-Ponty emprunte à la psychanalyste Mélanie Klein. L’ambivalence, c’est en quelque sorte l’incapacité à reconnaître qu’une même «chose» ou personne peut avoir ses aspects positifs et négatifs. Par exemple, l’enfant en très bas âge percevra sa mère comme une «bonne mère» en certaines circonstances et comme une «mauvaise mère» en d’autres circonstances, sans être vraiment capable d’intégrer que toutes ces « qualités » se réfèrent à une même personne. L’individu dans l’ambivalence passe de l’un à l’autre, sans réellement mettre les choses en relation. Alors qu’à l’inverse, l’ambiguïté serait une manière mature de gérer l’ambivalence. Pour le dire de manière très simplifiée, c’est être apte à intégrer pleinement que les choses ne sont pas que blanc ou noir, qu’il y a une infinité de nuances dans la compréhension des divers aspects qui se rapportent à une même personne, à un même comportement ou un même phénomène. Les comportements humains sont ambigus et le reconnaître serait positif pour Merleau-Ponty ; c’est de gérer cette «réalité» avec ambivalence qui serait problématique, réductrice.

Pour mieux le saisir, il faut considérer deux thèses de Merleau-Ponty : la première concerne le langage et la seconde concerne une relative opacité de nos consciences qui en découle. Merleau-Ponty c’est intéressé au langage sous divers aspects – il était en quelque sorte un philosophe multidisciplinaire avant que ce terme ne vienne «à la mode». Avant d’occuper la Chaire de philosophie au Collège de France, il a été professeur de psychologie de l’enfant à la Sorbonne où il s’est beaucoup intéressé à l’acquisition du langage. Et à la fois avant et après cette expérience, il a fait des recherches sur le langage dans les arts (peinture, littérature…), et ce, à la fois dans le processus de création que dans celui de compréhension des œuvres réalisées.

Parmi les traits qu’il identifiait, retenons ici que le langage ne fonctionne pas de manière autonome, mais en fonction d’un arrière-plan que nous ressaisissons. Par exemple, chez l’enfant en très bas âge, un seul et même mot pourra avoir valeur de «phrases» différente selon l’usage – par exemple, l’enfant en très bas âge qui dit «maman» pourra, selon le contexte, signifier «maman prend moi», «maman j’ai peur», «maman j’ai faim», etc. À l’âge adulte, l’arrière-plan contextuel continue de tenir un rôle dans notre compréhension, même si l’habitude fait en sorte qu’on en est beaucoup moins conscient. Par exemple, si on prend le verbe «couper», on ne s’attendra évidemment pas du tout au même type d’action si on demande de «couper le gazon», de «couper un cordon ombilical» ou de «couper un paquet de cartes». Par ailleurs, le langage n’est pas que les mots, c’est aussi notamment le langage corporel et les comportements. Si nous lisons par exemple L’Avare de Molière, on (re)saisit qu’Harpagon est avare et ridiculement amoureux de Mariane. Molière n’a pas à dire qu’Harpagon est avare et même s’il l’écrivait explicitement ça ne changerait pas grand-chose : c’est au travers des comportements d’Harpagon que l’on saisit véritablement l’avarice d’Harpagon et ce qu’a de ridicule son amour pour Mariane. On le perçoit «entre les lignes» et le saisir nous semble alors «normal», ce qui n’empêche pas que pour le saisir il faut en quelque sorte mobiliser notre compréhension antérieure des comportements – et on espère qu’il n’y a pas un avare quelque part qui considère la pièce de Molière comme un manuel à suivre. Pour résumer, comprendre est en quelque sorte une fusion d’horizons. Il y a d’un côté l’horizon de ce qui est exprimé (les mots, la gestuelle, les comportements, etc.) et de l’autre côté l’horizon de notre vie et de nos propres expériences qui est mobilisé par notre compréhension du sens. On peut donc déjà entrevoir qu’entre ce qui est dit et ce qui est compris, il peut y avoir du jeu. C’est d’ailleurs ce qui fait qu’il peut arriver que nous ayons l’impression que d’autres ne pourraient pas comprendre telle ou telle chose bien particulière que nous avons vécu – ou qu’à l’inverse il puisse nous sembler merveilleux de rencontrer une personne en mesure de comprendre.

Ici, certains pourraient dire que c’est le langage qui est parfois imparfait pour «traduire» les pensées – ou si l’on veut, qu’il y aurait à l’origine une vraie idée claire et nette qui serait ensuite mal exprimée ou mal comprise. Or, et c’est la deuxième thèse de Merleau-Ponty sur laquelle je veux attirer l’attention avant d’en venir à la chanson, il n’y a pas de pensée sans une quelconque forme de langage. Essayez donc de «penser» que vous avez hâte que je finisse de parler pour entendre la chanson sans vous le «dire» mentalement. La remarque peut sembler banale, mais les implications vont loin. Car s’il n’y a pas de pensée sans langage, donc on ne sait pas ce que l’on pense ou ressent sans l’exprimer, au moins mentalement. Et dans cette mesure, le langage va transformer notre réalité et, surtout, notre compréhension non seulement des autres, mais aussi de nous-mêmes. Prenons un cas où ça apparait de manière marquante : la naissance du sentiment amoureux. Au moment où vous vous dites que cette personne vous ne la trouvez pas «seulement» intéressante et belle, mais que vous réalisez que c’est plus que ça, que vous êtes en train de devenir amoureux, il y a alors une prise de conscience qui transforme notre compréhension – et ça passe par le langage. Car ce n’est évidemment pas la même chose d’être attiré par quelqu’un que de développer un attachement – et dans ce genre de circonstance, lorsqu’on tente de penser à ce que l’on éprouve pour l’autre, il est clair que la mise en langage a son importance. Luc Brisson avait une belle formule à ce sujet, il disait qu’une «expérience qui n’arrive pas à s’objectiver n’a pas assez d’existence pour devenir objet de pensée et objet de discours.» et qu’en ce sens «Un grand amour reste aussi évanescent qu’un vilain mal de dents s’il ne transforme pas le réel d’une manière ou d’une autre» . Si on met ça en lien avec ce qui a été dit avant à propos du langage qui fonctionne avec un arrière-plan et où la compréhension se fait par une sorte de fusion d’horizons, cela signifie que notre propre conscience n’est pas transparente à elle-même, qu’il y a une relative opacité de notre propre conscience qui tient du nécessaire travail langagier pour chercher à comprendre ce que nous pensons. En d’autres termes, il y a à chercher à se comprendre soi-même comme un autre. Et lorsqu’il y a désaccord sur la compréhension d’un comportement par exemple, celui qui l’a fait n’a alors pas nécessairement une compréhension plus totale que la personne qui l’observe. En fait, avec le jeu incontournable du langage, on peut considérer que l’on ne parvient jamais à dire tout ce que l’on voulait dire, en même temps que l’on dit toujours plus que ce que l’on voulait dire. D’où, aussi, l’ambiguïté du sens.

La chanson The Final Cut («cut», comme on dit «couper» au cinéma – titre que l’on pourrait traduire par la dernière scène) met en relief certaines ambiguïtés, que l’on peut voir assez facilement.

Aux lignes 10 à 14 est en quelque sorte soulevée la question de la part de l’enfance qui reste en l’adulte.

Aux lignes 15 à 26 : s’il se confie sans masque, s’il offre sa confiance pour montrer même ses côtés moins reluisants, est-ce que l’autre reconnaitra cet effort d’honnêteté ? En montra sa vulnérabilité, est-ce que l’autre respectera la confidence ou il y verra une faiblesse dont il peut tirer profit (vendre l’histoire au magazine Rolling Stone) ou s’en servira pour lui faire reproche ?

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