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Décès de François Dagognet (2015)

Le 2 octobre 2015 est décédé à Paris à l`âge de 91 ans, le philosophe et médecin français François Dagognet.

 

Jeune professeur de philosophie, il se lance dans des études de médecine, non pas pour l’exercer mais parce que cette discipline le captive d’un point de vue philosophique. Il s`intéresse beaucoup aux sciences et  porte un regard philosophique sur des champs assez peu traités par cette discipline, écrivant par exemple sur la peau, les déchets, le cerveau.

 

Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre Le Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint Paul à Lyon, professeur de philosophie au Lycée Ampère, puis à l’Université de Lyon-III jusqu’en 1985, ensuite à la Sorbonne jusqu’en 1995, tout en présidant pendant des années, le jury de l’agrégation de philosophie à Paris.

 

Poursuivant tout au long de sa vie une réflexion à contre-courant, il  consacre son œuvre à la construction d’une « matériologie » qui traverse à la fois les champs de la biologie, de la médecine et de l’art contemporain. Mentionnons qu`initialement le terme de « matériologie » est utilisé par des ingénieurs pour désigner l`étude et le travail des matériaux. Pour sa part, Dagognet reprend le terme de « matériologie » pour lever l`hypothèque métaphysique du matérialisme et désigner l`analyse philosophique des multiples états de la matière telle qu`elle apparaît dans la nature et telle qu`elle est travaillée, transformée ou présentée dans l`art et l`industrie. Comme philosophe-matiérologue, il s`attache aux objets et reproche au sujet d’occuper toute la place.

 

Sa réflexion porte d`abord sur la spécificité des langages selon les domaines scientifiques dont ils rendent compte. Puis, elle s`oriente vers l`épistémologie des formes. Il s’intéresse également  à la chimie, la géologie, la neuropsychiatrie ou encore la criminologie.

 

Parmi ses distinctions, il est  Chevalier de l’ordre national du Mérite,  Commandeur des Palmes académiques, professeur honoraire à l`Université Paris I-Panthéon-Sorbonne et membre correspondant de l’Institut.

 

Auteur prolifique, il a publié une soixantaine d`ouvrages dont la diversité illustre à elle seule l’ampleur et l’ouverture intellectuelles.

 

 

Repères biographiques

 

 

Il naît le 24 avril 1924 à Langres (Haute-Marne), patrie de l`écrivain et philosophe français Denis Diderot (1713-1784) avec lequel il partage une même curiosité encyclopédique. Il est le fils de Gabriel Dagognet, employé aux PTT (Postes, Télégraphes et Téléphones) et de Lucie François.

 

D`origine modeste, il a un parcours scolaire atypique puisqu’il réussit son certificat d’études primaires (Écoles élémentaires Saint-Joseph et Saint-François à Dijon) et mais il ne va pas au lycée. Néanmoins, il suit une double formation universitaire philosophique et scientifique.

 

Il est l`élève du philosophe et médecin français Georges Canguilhem (1904-1995), spécialiste d`épistémologie et d`histoire des sciences. Il est aussi marqué par la pensée du philosophe et épistémologue français Gaston Bachelard (1884-1962), qui est son « maître à penser ». Il  consacre d`ailleurs à chacun d’eux un ouvrage : Gaston Bachelard : sa vie, son œuvre, avec un exposé de sa philosophie (PUF, 1965); Georges Canguilhem, philosophie de la vie (Les Empêcheurs de penser en rond, 1997). À la suite de son maître, Georges Canguilhem, il confie avoir poursuivi des études de médecine sans jamais avoir le projet d’exercer mais pour réfléchir aux questions humaines qui s’y posent. Ainsi, ses connaissances acquises en neuropsychiatrie, chimie ou géologie lui permettent d’évaluer, en philosophe, les effets sociaux des méthodes employées par ces disciplines.

 

En 1949, il est agrégé de philosophie.

 

Le 30 août 1950, il se marie avec Mlle Françoise Denarey, avec laquelle il a trois fils : Nicolas, Jérôme et Germain. Après un travail de thèse consacré au philosophe hollandais Baruch Spinoza (1632-1677), il se hâte de « retrouver la plénitude du réel » en passant son doctorat de médecine en 1958. La même année, docteur en médecine, spécialisé en neuropsychiatrie, il exerce alors au Centre Le Prado, à Lyon, auprès des prisonniers lyonnais. En 1959, il est professeur de philosophie à l`Université Jean-Moulin, à  Lyon (Rhône-Alpes).

 

En 1964, il publie La Raison et les Remèdes (PUF, rééd., 1984), ouvrage où il présente une véritable épistémologie de la médecine et de la chirurgie, et montre avec une information très ample que les remèdes comme les thérapies sont des faits de culture, toujours liés à des stratégies,  que leur usage ne saurait qu’être dialectique, qu’il faut parfois ruser, amplifier le mal pour l’éradiquer vraiment.  Il montre que la notion de « remède naturel » relève du pur fantasme.

 

En 1969, il publie Tableaux et langages de la chimie : Essai sur la représentation (Seuil, 1969; Éd. Champ Vallon, coll. « milieux », 2002). L`auteur examine trois interrogations jugées essentielles. D’abord, il est question de la constitution d’un langage (la nomenclature chimique), un langage dont les mots veulent, expriment la nature des corps ainsi désignés. Il ne s’agit plus d’une étiquette, mais on parle de la correspondance « vocostructurale ». Ensuite, comment représenter par une figure l’architecture même de substances complexes ? Bref, peut-on à l’aide de quelques lignes, donner à voir et à penser l’organisation de telle ou telle substance ? Enfin, les chimistes, mis en présence d’une multitude de composés qui ne cesse de croître, doivent les répartir de telle façon que les plus proches soient réunis et les différents nettement séparés. Il y a l`exemple du chimiste russe Dimitri Ivanovitch Mendeleïev (1834-1907) qui réussit cette distribution exemplaire, elle-même source de nouvelles découvertes. En 1975, il publie Pour une théorie globale des formes (Vrin).

 

En 1982, il publie Faces, surfaces, interfaces (Vrin, coll. « Vrin Reprise »). Le livre propose une lecture neuve, perspicace et érudite de la surface du corps humain. En 1984, il publie Philosophie de l`image (Vrin) où il examine le rôle de l`image dans des domaines aussi différents que la géomorphie, la médecine, l`esthétique et la sociologie. En 1985, il publie Rematérialiser. Matières et matérialismes (Vrin, coll. « Problèmes et controverses »). À partir de 1986, il est professeur à la Sorbonne, à Paris. En 1989, il publie Corps réfléchis (Odile Jacob). Il y propose une philosophie pour notre temps, une compréhension de la modernité sous toutes ses formes tant artistique, scientifique et médicale. En 1989 toujours, il publie Éloge du vin (Vrin) dans lequel il se livre à une « critique de la critique de la société de consommation ».

 

En 1993, dans un entretien publié par le journal français Le Monde,  il explicite sa démarche philosophique dans les termes suivants :

« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l`esprit, bien plus que du côté du sujet. »

 

En 1995, il prend sa retraite et se retire à Avallon, en Bourgogne. Le 10 mai 1996, il prononce une conférence intitulée « L`art contemporain » au Lycée Europe Robert Schuman, de Cholet (Pays de la Loire). En 1997, il publie Des détritus, des déchets, de l`abject : Une philosophie écologique (Les Empêcheurs de Penser en rond). Il y propose d’explorer un territoire délaissé; il centre son examen sur le délabré et le déchiqueté, sur le sale, sur le pauvre. En 1998, il publie Une nouvelle morale : travail, famille, nation (Les Empêcheurs de penser en rond) où il revendique le droit d’embrasser le réel, tout le réel : « Nous ne voyons pas le philosophe à la manière d’un mineur qui doit forer le sol, mais plutôt comme un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage ». Bref, il choisit d`élargir les perspectives plutôt que creuser.

 

En 2000, il publie Comment se sauver de la servitude ? : Justice, école, religion (Les Empêcheurs de Penser en rond). Il y explique pourquoi  le droit, l’école et la religion  ont manqué leur but, à quel moment ils ont renoncé et se sont enlisés, comment ils devraient procéder pour revenir à leur vocation. Il y aborde les questions suivantes : Quelle justice devrait prévaloir ? Quelle école pour demain, avec quelle méthode et sur quels programmes ? Enfin, quelle est l’essence de la religion et quelle serait ou devrait être une religion qui nous sauverait au moins du présent ? En 2001, il publie 100 mots pour commencer à philosopher (Les Empêcheurs de penser en rond) où il explore tous les univers de la philosophie, des sciences à la morale.

 

Dagognet- 100 mots [1]

 

En 2004, il publie aux Éditions Les Empêcheurs de Penser en rond, quatre ouvrages : Philosophie à l`usage des réfractaires,

 

Dagognet- philo-réfractaires [2]

 

La subjectivité et Comment faire de la philo. En 2006, il publie Adieu à la métaphysique idéaliste (Les Empêcheurs de Penser en rond). Il poursuit dans ce livre son travail de pédagogie commencé avec Les Grands philosophes et leur philosophie (Les Empêcheurs de penser en rond, 2003)

 

Dagognet-Grands philosophes [3]

 

et Philosophie à l’usage des réfractaires. Ce nouveau livre se présente sous la forme de trois leçons, trois exemples de recherche métaphysique : sur l’esprit et la corporéité ; le souvenir ; la liberté et le déterminisme. Pour ceux qui veulent s’initier à la philosophie, le terme même de métaphysique (que l’on peut traduire par science de l’être en tant qu’être) peut faire peur ou paraître démodé. Pourtant, la métaphysique ne traite pas seulement de questions abstraites, mais de la cause, de l’essence de toutes les choses ; elle ne se contente pas de ce que nous apprend la saisie directe des choses mais s’occupe des principes. Il n’y a donc aucune raison pour que la philosophie contemporaine abandonne ce domaine de la philosophie. L’auteur montre comment les grands choix de la métaphysique remontent à Platon et Aristote. Le débat entre rationalistes, qui s’attachent aux principes, et empiriques, qui privilégient les faits, est impossible à conclure. Dagognet croit qu’il n’y a pas de philosophie sans métaphysique, mais sans qu’il soit nécessaire de faire appel à un Dieu transcendant. C’est ce qu’il appelle une métaphysique immanentiste.

 

En 2011, il publie son dernier ouvrage L`argent : Philosophie déroutante de la monnaie (Encre marine). L’auteur n’entre pas dans les débats actuels de politique ou de science monétaire: il entend penser l’argent philosophiquement, s’inspirant des textes magistraux d’Aristote à Condillac, d’Adam Smith à Marx. Il tient l’argent pour un objet qui n’en est pas un; ce statut déjà l’originalise. De plus, celui qui en manque peut en emprunter (une richesse virtuelle, un avoir étrange qui est à moi sans y être vraiment). Son ouvrage ne manque pas de montrer que ce moyen de paiement n’a cessé de s’amenuiser (le papier remplacera le métal, on finira même par se contenter d’une simple signature). De nombreux problèmes sont abordés, notamment sur la gratuité (ou le don) sur l’impôt, sur l’usure, sur le commerce, sur le juste prix.

 

Parmi ses autres publications, signalons :

 

Etienne-Jules Marey (Hazan, 1987), La Maîtrise du vivant (Hachette, 1988),  Le Vivant (Bordas/Philo, 1988), Éloge de l’objet : Pour une philosophie de la marchandise (Vrin, 1989), Considérations sur l`idée de nature (Vrin, 1990), Philosophie de la propriété  (PUF, 1992), Le Cerveau citadelle (Les Empêcheurs de penser en rond, 1992), Le Corps multiple et un (Les Empêcheurs de penser en rond, 1992), Pour l’art d’aujourd’hui (Éd. Dis Voir, 1993), Réflexions sur la mesure (Encre marine, 1993), Le Trouble (Les Empêcheurs de penser en rond, 1994), Pasteur sans la légende (Les Empêcheurs de penser en rond, 1994), Pour une philosophie de la maladie, entretien avec Philippe Petit (Les éditions Textuel, « Conversations pour demain », Paris, 1996), Les dieux sont dans la cuisine (Les empêcheurs de penser en rond, 1996), La Peau découverte (Les Empêcheurs de penser en rond, 1993), Savoir et pouvoir en médecine (Les Empêcheurs de penser en rond, 1998), Une nouvelle morale (Les Empêcheurs de penser en rond, 1998), Les Outils de la réflexion : épistémologie (Les Empêcheurs de penser en rond, 1999), La Mort vue autrement (en coll. avec Tobie Nathan, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999), Le Nombre et le Lieu (Vrin, 2000), Réflexions sur la mesure (Encre marine, 2000), L’invention de notre monde: L’industrie, pourquoi et comment ? (Encre marine, 2000), Philosophie d’un retournement (Les Belles Lettres, 2001), Considérations sur l’idée de nature  (Vrin, « Pour Demain », 1990; 2e éd. revue et augmentée de « La question de l’écologie » par Georges Canguilhem, Paris, 2000), Écriture et Iconographie (Vrin, 2002), Changement de perspective : le dedans et le dehors (La Table Ronde/Contretemps, 2002), Philosophie d’un retournement (Encre marine, 2002), Questions interdites (Empêcheurs de penser en Rond, 2002),  Les dieux sont dans la cuisine  (Empêcheurs de penser en Rond, 2002), 100 mots pour comprendre l’art contemporain (Empêcheurs de Penser en rond, 2003), Le Catalogue de la Vie : étude méthodologique sur la taxinomie (PUF/Quadrige, 2004), Entretiens sur la philosophie à l’école (en coll., Little Big Man, 2004), L’animal selon Condillac : une introduction au Traité des animaux de Condillac (Vrin, 2004), Suivre son chemin  (La Passe du Vent, 2006), Philosophie du transfert (Encre marine, 2006), Les noms et les mots (Encre marine, 2008), Pour le moins (Vrin, 2009).

 

 Une cérémonie religieuse fut célébrée vendredi, le 9 octobre 2015, à 15h00, en l’église Saint-Martin à Avallon, en Bourgogne.