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Yvon Corbeil, PhD, Professeur de philosophie au Cégep de Trois-Rivières de 2002 à 2019. Son site personnel, Queue de mots : cyllycyl.wixsite.com/queuedemots

NDLR : Cette «Théorie des jugements» signée Yvon Corbeil est aussi disponible en format .pdf, ainsi qu’en format .epub.


Théorie des jugements

(Résumé)

Yvon Corbeil, Ph. D.,

Professeur de Philosophie,

Cegep de Trois-Rivières, QC.

Janvier 2016

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TABLE DES MATIÈRES :

Forme et matière du concept

Jugement analytique

Jugement synthétique

Jugement de fait

Jugement de valeur

Jugement de préférence

Le raisonnement complexe uniquement composé de jugements de fait

Le raisonnement complexe constitué de jugements de valeur

Le raisonnement complexe constitué de jugements de fait et de jugements de valeur

 

 

Unité sémantique (concept)

Le concept est la plus petite composante de sens que nous utilisons dans le raisonnement ordinaire[1].  C’est une représentation générale d’une chose à laquelle nous accordons un statut identitaire, c’est-à-dire susceptible d’être distinguée d’une ou de plusieurs autres choses.  Il y a un – et un seul – concept pour chaque chose; «2», «chameau», «justice».

(1) Une analyse plus poussée révélera que cette «unité» est d’ores et déjà une synthèse.  Les difficultés que peut révéler celle-ci n’ont cependant que peu de conséquences sur l’usage que l’on fait quotidiennement des concepts et n’intéresseront surtout que les spécialistes.

 

Cette représentation réside dans la raison comme une règle, laquelle mesure les données sensibles ou imaginées et rend possible leur identification et leur classification.  Ainsi, la règle «doit pouvoir servir à enfoncer un clou» cernera la représentation de ce que nous nommons «marteau»[2].

(2) Un objet peut correspondre précisément à cette règle, mais un autre objet peut avoir certaines caractéristiques qui en font un «voisin» du marteau; ainsi une clé à mollette, qui peut éventuellement remplacer un marteau dans la mesure où on peut l’utiliser pour enfoncer un clou.  C’est cette extension de la règle qui tend à prouver son antériorité sur la réception des données sensibles.

 

Nous formulons et communiquons cette règle grâce à la définition, laquelle, pour être exacte, doit respecter le caractère général de la règle ou, à tout le moins, indiquer la voie suivant laquelle on pourra recréer cette règle dans l’entendement.  Un exemple, décrit ou imagé, est évidemment, de par son caractère particulier et individualisé, le contraire d’une définition, et son usage n’a de sens que s’il permet de remonter jusqu’au concept.

 

Forme et matière du concept

Si tous les concepts sont des règles qui peuvent être suggérées par leurs définitions, ce qui est signifié immédiatement par leur emploi varie selon l’importance qu’a la pure forme du concept sur sa pleine signification.  En effet, la règle qui sous-tend le concept de «2» par exemple en est une qui déploie toute sa signification par sa seule présentation dans une locution quelconque.  «2» veut toujours exactement dire «2», sans qu’aucune variation contextuelle ne puisse venir en altérer le sens.

 

Il n’en va pas ainsi pour la plupart des autres concepts, lesquels voient s’ajouter autour de leur signification purement formelle une série d’attributsmatériels (ou contextuels) qui en précise le sens mais qui n’appartiennent pas à la représentation générale.  Lorsque, par exemple, l’on communique des concepts de choses sensibles, la totalité de sens que l’on cherche à produire inclut des éléments contextuels qui n’appartiennent pas à la représentation générale.  Si «2» veut toujours dire «2» et que «chameau» veut toujours dire «chameau», il est rare que l’on utilise «chameau» dans une communication qui se restreint à cette pure règle[3].  On voudra plutôt parler de «ce chameau-là» ou de «ces chameaux-ci».

(3) À moins de prétendre n’en donner que la définition.

 

Et il existe un autre type de concept qui pousse encore plus loin cette distinction nécessaire entre forme et matière, ce sont les valeurs, telles la justice, ou le courage.  Dans ces derniers cas, la règle devient de moins au moins diserte au profit d’une contextualisation qui peut aller jusqu’à prétendre occuper l’essentiel du sens que l’on veut émettre.  Nous verrons plus loin quel peut être l’impact de cette caractéristique.  Pour l’instant, notons simplement que la signification d’un concept donné dans une locution dépend d’abord de sa forme – et uniquement de celle-ci dans le cas, par exemple, des concepts mathématiques -, mais aussi, selon des proportions variables, d’attributs contextuels, non formels, qui menaceront la certitude avec laquelle on accepte la vérité d’un jugement.

 

Pour mieux se représenter la chose, on pourra consulter cette petite esquisse:

 

Énoncé

S’il va de soi que nous produisons du sens simplement en se donnant un concept où en énonçant une définition, la véritable locution consiste à réunir deux ou plusieurs concepts d’une certaine façon.  Si la synthèse qui préside à la constitution du concept lui-même pose rarement problème, il en va autrement de l’association des concepts, qui forme le coeur de toute communication véritable.

 

Si l’on passe outre à quelques difficultés qui n’intéresseront que les spécialistes de logique formelle, on peut affirmer que toute communication s’élabore et se donne à partir d’énoncés ayant la forme «S est P» (où S est le sujetet P le prédicat).  «La pomme est rouge», «2 et 2 est 4» et «Aie!» (qui se laissera ramener à «Je suis ce qui souffre»).

 

Partant du principe que l’on néglige ici l’association que représente la synthèse du concept lui-même (on ne conteste pas la constitution du concept de pomme), c’est l’union des deux concepts sous la forme de l’attribution de l’un à l’autre qui posera problème.  «Pomme» et «rouge» sont en effet deux unités sémantiques distinctes.  De quel droit les associe-t-on?  Qu’en est-il de ce jugement ?

 

Tous les énoncés sont donc en fait des jugements, c’est-à-dire qu’en les proférant nous affirmons notre droit de réunir ces unités de la manière dont nous le faisons.

 

Types de jugements selon le mode du prédicat

 

L’examen des jugements montre d’abord deux grandes familles d’association, selon le mode par lequel le prédicat est associé au sujet.

 

Jugement analytique

Nous appelons «analytique» (avec Kant) le jugement dans lequel le prédicat est nécessairement compris dans le sujet.  Par exemple: «Un corps a une extension dans l’espace» ou «Un triangle est une figure géométrique à trois côtés dont la somme des angles est de 180o».

 

De fait, dans un jugement analytique, le prédicat n’ajoute rien au sujet et le jugement est inutile dans les cas où l’on connaît déjà le sujet.  Car alors, ce prédicat, et tous les autres de même nature, peut être simplement déduit du concept.  C’est la raison pour laquelle on nomme aussi le jugement analytique «jugement explicatif».

 

Toutes les définitions sont évidemment de tels jugements, dans la mesure où elles se restreignent à la pure forme de leurs concepts.  On peut également y ranger certains jeux littéraires, tels les lapalissades.

 

Mais les jugements analytiques les plus significatifs sont les jugements mathématiques, qui peuvent tous être considérés comme des déductions faites à partir du seul concept de l’espace/temps.

 

Jugement synthétique

Le jugement dit «synthétique» illustre l’association d’un prédicat à un sujet alors que ce prédicat ne peut être simplement déduit de l’examen du sujet.  Le prédicat est donc ajouté au sujet, dans une liaison dont il faudra attester de la validité et de la vérité.  «La pomme est rouge» associe deux unités sémantiques de telle manière que je ne puisse déduire le prédicat du seul sujet (la couleur rouge n’est pas un caractère que je trouve dans le concept de pomme).

 

Le jugement synthétique est le seul à permettre l’acquisition d’une connaissance, si l’on reçoit l’idée que les jugements analytiques peuvent être déduits et que, de la sorte, en connaître les concepts équivaut à en connaître les prédicats nécessaires.

 

Contrairement à ce qui se passe avec le jugement analytique, la vérification d’un jugement synthétique ne peut donc être seulement déduite, mais doit se faire dans l’expérience.[4]

(4) Connaissant les concepts mathématiques, je peux déduire qu’il est vrai que 2 et 2 font 4, mais pour vérifier si la pomme est rouge, je dois m’en remettre à l’expérience que je peux en faire.

 

Types de jugements selon le concept

Si la distinction des jugements selon le mode d’association du prédicat présente quelques éléments dignes d’intérêt pour assurer leur bon usage dans la communication ordinaire, c’est le fait de les distinguer selon le genre de concepts employés qui offre le plus grand nombre d’aspects devant être maîtrisés.

 

Traditionnellement, on les regroupe en trois types: jugement de fait, de valeur et de préférence[5].

(5) L’ancienne désignation du jugement de préférence comme jugement «de goût» présente quelques difficultés et, une fois n’est pas coutume, il semble que l’on ait eu raison de la modifier.  Cf. infra.

 

Jugement de fait

Le jugement de fait ou, comme l’appelait Kant, le jugement scientifique, obéit aux lois de la détermination a priori des objets et ne renferme que de tels objets.  Puisque cette détermination est indépassable, le concept, ramené ainsi au pur statut d’objet, présente sa règle comme étant indiscutable.  En d’autres termes, la définition des objets présents dans le jugement de fait est pour ainsi dire parfaite.  C’est la raison pour laquelle un jugement de fait peut être vrai, faux ou indécis (en attente de statut).  Il est primordial de noter que seul le jugement de fait peut être vrai ou faux.  Il ne peut y avoir, par exemple, de jugement de valeur vrai (ou faux), tout simplement parce que la définition d’une valeur est impossible à donner universellement.  Quant au jugement de préférence, on le tiendra pour «vrai» du seul fait de son expression.

 

Parce qu’il ne peut mettre en scène que des objets déterminés a priori, le jugement de fait ne concerne que les objets mathématiques ainsi que les «objets» déterminés dans l’expérience sensible.  Si l’on préfère comprendre ceci plus simplement, on dira que le jugement de fait ne présente que des concepts dont les définitions sont indiscutables.  Tous les jugements mathématiques, donc, mais également tous les jugements portant sur les sensibles: «Cette pomme est rouge.», «Les pommes peuvent être rouge», «La fenêtre est ouverte», «Il pleut».

 

On notera que tous les jugements analytiques sont des jugements de fait, puisqu’ils procèdent directement à partir de la pure forme des concepts.

 

Jugement de valeur

Le jugement de valeur est celui qui comporte le plus de difficultés et la méconnaissance de sa structure est responsable d’un nombre incalculable d’hésitations dans les communications, ainsi que d’une quantité tout aussi importante de raisonnements défectueux.

 

Le problème des jugements de valeur est cependant à prendre d’abord en amont, puisque la notion même de valeur pose bien des difficultés.

 

Qu’est-ce qu’une valeur?

La première distinction qui importe à propos de la valeur consiste à saisir la différence entre ce qui peut avoir de la valeur pour nous, et ce que nous estimons avoir de la valeur en soi.

 

N’importe quoi peut tomber dans la première catégorie et n’avoir aucune réelle implication rationnelle.  Ainsi, je peux posséder une collection de peluches à laquelle je suis très attaché et qui a beaucoup de valeur pour moi.  Dans de tels cas, le jugement que je porte sur cette valeur rejoint en fait le jugement de préférence (cf. infra): «J’accorde de la valeur à ma collection.» revient à dire «J’aime ma collection.», et ne constitue pas un jugement de valeur.

 

Le fait que cette valeur pour moi puisse être partagée par d’autres ne change pas la nature de ce type d’assertion.

 

Et le fait que cette collection, par exemple, puisse valoir de l’argent et que, dès lors, elle puisse avoir de la valeur pour n’importe qui, ne transforme pas pour autant ce genre d’énoncé en jugement de valeur.  L’argent étant un moyen pour une fin, il ne constitue pas un bien en soi.  L’argent n’est donc pas une valeur au sens de l’usage rationnel des concepts.

 

C’est lorsque nous déplaçons le centre d’intérêt vers la communauté des hommes prise dans son ensemble que la valeur prend son sens réel.  Ce qui a de la valeur en soi doit valoir pour tous.  Le jugement de valeur implique donc toujours et nécessairement une prétention à définir ce que nous estimons être le bien pour tous, et ce, même lorsque cette prétention est diffuse ou se veut respectueuse de jugements de valeur différents.  C’est de ne pas comprendre ça, ou de ne pas l’admettre, qui est à l’origine de la quasi totalité des confusions qui naissent autour des jugements de valeurs.

 

L’origine de la valeur est à chercher dans les fondements mêmes de la rationalité.  L’homme a pour lui ce que nous appelons la conscience d’être, qui est en fait la faculté lui permettant de se dissocier de la situation dans laquelle il se trouve.  Ce faisant, il se voit, s’aperçoit, et prend conscience d’exister.

 

Cette extraordinaire faculté – sans équivalent connu dans la nature – lui permet notamment de choisir ce qu’il fera, jonglant entre différents scénarios, pour ne retenir à la fin que celui qui lui aura semblé être le meilleur, autrement dit, ce qui est bien pour lui.  Les scénarios rejetés seront tenus pour «moins bons», ou carrément mauvais.

 

À moins de faire intervenir des causes séminales surnaturelles, on ne peut imaginer une autre origine à la distinction du bien et du mal, laquelle se décline ensuite en une multitude de valeurs particulières.  L’être qui a conscience d’exister raisonne, et qui raisonne distingue le bien et le mal des différents scénarios dans lesquels il se projette.  Évidemment, lors des premiers balbutiements rationnels (pensons à un enfant), cette distinction se tiendra tout près de l’égoïté.  Il en ira d’une simple distinction entre ce qui est bien ou malpour moi.  Mais au fur et à mesure que la raison accroît ses connaissances et accumule les fruits de ses réflexions, elle abstrait progressivement la notion du bien et du mal pour l’étendre aux autres.  Aux proches d’abord, puis, éventuellement, à l’humanité toute entière.  À terme, progressant en raison et en humanité, je ne peux penser que quelque chose est bon pour moi sans penser en même temps que c’est bon pour tous.[6]

(6) Notons que cette conscience collective, qui n’est donc pas acquise au départ, ne semble jamais pouvoir l’être pour certains d’entre nous…

 

Le jugement de valeur correctement compris est donc toujours uneprétention à définir ce qui est bien et ce qui est mal.  Et son intérêt rationnel commence véritablement lorsque ce bien ou ce mal est affirmé non pas dans la sphère privée, mais bien avec la prétention de valoir pour tous.  Il s’agit bien d’une prétention, car – et c’est là que réside toute la difficulté -, contrairement aux concepts mathématiques ou aux concepts de choses sensibles, la justesse de cette définition de pourra jamais être déduite ou faire l’objet d’une vérification dans l’expérience.

 

Les concepts de valeur

La distinction entre bien et mal est omniprésente dans tous les actes rationnels.  À tel point qu’elle nécessite une organisation qui suivra les domaines auxquels elle s’applique.

 

C’est ainsi que le bien se laissera décomposer entre une multitude de «biens» particuliers: beau, juste, honnête, courageux…  On constatera aisément que ces termes ont des contraires qui renvoient aux mêmes particularités, mais cette fois du mauvais côté de la distinction: laid, injuste, malhonnête, lâche.

 

L’un des caractères les plus distinctifs du concept de valeur réside justement dans l’existence de ces contraires, lesquels témoignent de l’instabilité de la définition.  Le «contraire» d’un concept mathématique ou de celui d’une chose sensible est soit une inversion dans l’espace/temps, soit une négation d’existence.  Comme tels, «2» et «escalier» n’ont pas de contraires.  Seule la valeur peut en avoir parce que l’impossibilité dans laquelle nous sommes de la définir avec certitude nous oblige à placer toutes les définitions connues ou possibles de la même valeur sur une sorte d’échelle à deux pôles, l’un représentant le maximum de bien, l’autre, le maximum de mal.

 

On en tire ainsi la règle qui permet d’identifier une valeur et de la distinguer de ce qui n’en est pas: est une valeur ce qui prétend définir le bien par opposition à ce qui définirait le mal.  Sont des valeurs: bien/mal, beauté/laideur, justice/injustice, etc.

 

Mais on passerait à côté de l’ampleur de ce domaine si on restreignait les valeurs aux seuls sous-titres donnés aux dialogues platoniciens ou à ce que l’on trouve dans les Éthiques d’Aristote.  Car en fait, l’homme a le pouvoir devaloriser n’importe quoi, c’est-à-dire de comprendre une chose non pas seulement objectivement, mais en y ajoutant une valeur, ce qui aura pour effet, notamment, de déstabiliser tout à fait la définition de l’objet ainsi «désobjectivé».  Ainsi y aura-t-il des professeurs, mais aussi des bons professeurs, faisant simultanément apparaître les mauvais.  Si «Jacques est un professeur de chimie» est un jugement de fait, «Jacques est un bon professeur de chimie» devient un jugement de valeur, car on y trouve la prétention à la définition d’une valeur, à savoir celle de «bon professeur» (opposé à son contraire, «mauvais professeur»).  Il va sans dire que le nombre de valeurs augmente ainsi considérablement.

 

Il existe par ailleurs une autre extension à la sphère des valeurs, constituée par un certain nombre de concepts qu’un examen superficiel semble révéler comme étant des faits.  La santé ou la sécurité, par exemple.  Il s’agit d’une confusion largement répandue, qui oublie que de tels concepts n’ont pas de définitions stables, que celles-ci peuvent varier d’un individu à l’autre, ou d’une époque à une autre chez le même individu, et que ces concepts ont des contraires tout aussi peu précis (maladie, danger).

 

Bref, la quantité de concepts de valeur auxquels nous nous référons dans nos réflexions et nos communications est gigantesque.  Raison de plus, bien entendu, pour tenter d’en paramétrer l’usage le mieux possible.

Les bons et les mauvais jugements de valeur…

Dans l’absolu, il n’y a pas et ne peut y avoir de «bons» ou de «mauvais» jugements de valeur, puisqu’il n’existe pas de critères universels permettant d’en décider.  Il y va d’un défi à la rationalité que toute une vie ne permet pas de relever.  Parlez-en à Socrate…

 

Il y a cependant plusieurs règles que l’on peut suivre pour éviter les absurdités et les incohérences, de sorte que s’il est impossible d’avoir une certitude quant à la justesse ou à la légitimité d’un jugement de valeur, on peut cependant en écarter un grand nombre qui pourront être déclarés invalides. (Cf.infra.)

 

Jugement de préférence

Le jugement de préférence, lorsqu’il se borne à signifier celle-ci, ne franchit pas le seuil de la communication rationnelle, dans la mesure où il n’offre pas d’éléments extérieurs pouvant permettre une intervention de la part d’un autre locuteur.  «J’aime le yaourt» n’offre rien qui puisse permettre un raisonnement quelconque, à moins que l’on demande «Pourquoi?» et que l’amateur de yaourt réponde quelque chose qui ne fasse pas que répéter le premier énoncé, par exemple «Parce que c’est bon pour la santé».  Le jugement de préférence aura alors été l’initiateur d’une communication rationnelle, mais c’est parce qu’il aura été transformé en jugement de valeur.

 

De l’emploi des différents jugements dans les raisonnements et la communication

Les différents jugements que l’on établi n’ont de réel intérêt que lorsqu’ils sont communiqués, et, la plupart du temps, ils ne sont pas proférés isolément mais font plutôt partie d’un raisonnement plus complexe, dont ils forment les composantes.

 

À chaque type de jugement correspondent certaines règles rationnelles.  D’autres règles peuvent s’appliquer lorsque, dans un raisonnement complexe, plusieurs types de jugement sont employés.

 

Le raisonnement complexe uniquement composé de jugements de fait

Il est relativement facile de décider de la validité et de la vérité d’un raisonnement complexe qui soit entièrement constitué de jugements de fait.  Cela tient au fait qu’il n’y a que trois possibilités statutaires possibles pour un jugement de fait.  Soit il est tenu pour vrai, soit pour faux, soit la décision est impossible car le fait dont il est question n’a pas été vérifié (ou, a fortiori, est invérifiable).

 

Les raisonnements complexes basés sur des jugements de fait ne peuvent mener à une conclusion acceptable que si tous les jugements employés sont tenus pour vrais.  Un jugement faux doit évidemment être immédiatement écarté et stoppe le raisonnement.  Quant à un jugement de fait non encore vérifié, cette vérification est préalable à son utilisation dans un raisonnement complexe.[7]

(7) On peut proposer un raisonnement hypothétique qui comporte de tels jugements de fait non vérifiés.  La conclusion reste alors incertaine tant que le jugement en question n’a pas été entériné.  Il s’agit d’une méthode de recherche et de découverte classique, par laquelle on va justement poser les conditions (et l’intérêt) permettant de connaître la vérité de ce jugement de fait encore indécis.

 

Tous les hommes sont mortels (Vrai)

Socrate est un homme (Vrai)

Conclusion:     Socrate est mortel (Vrai)

 

                            Puisque 4 est plus grand que 3 (Vrai)

                            Et que 3 est plus grand que 5 (Faux)

Conclusion:     …

 

                            Tous les hommes sont mortels (Vrai)

                            Nous ignorons si «Socrate» désigne un homme (?)

Conclusion:     ?

 

Il n’y a pas de raisonnement complexe qui puisse renfermer des jugements de préférence

Les jugements de préférence ne constituent pas des éléments rationnels, dans la mesure où il ne mettent pas en scène l’universalité de la raison.  Il est impossible de raisonner à partir de «J’aime les bananes» ou de «Je préfère l’été à l’hiver».

 

Cependant, amener nos préférences dans une discussion constitue l’une des manières les plus courantes et les plus intéressantes d’échanger avec les autres.  De sorte que nos préférences sont fréquemment l’objet de nos discussions.  Ce qui importe de noter alors, c’est que le jugement de préférence, avant de devenir un objet possible de discussion, aura, explicitement ou non, été transformé en jugement de valeur ou en jugement de fait.  Si à «J’aime les bananes» j’ajoute «parce que c’est bon pour la santé», ou «parce qu’elles sont à un dollar le kilo et que c’est tout ce qu’il me reste», la discussion portera sur ce qui est «bon pour la santé» ou sur le prix des bananes, mais non pas sur le fait que je les aime (ou pas).

 

Le raisonnement complexe constitué de jugements de valeur

Il s’agit, et de loin, des raisonnements les plus délicats à établir correctement.

 

Rappelons-en d’abord la première cause: il n’existe pas de définitions stables des valeurs.  Contrairement aux autres concepts, la synthèse qui mène à la constitution même d’un concept de valeur incorpore une part d’incertitude provoquée par le fait que tout être rationnel peut contribuer librement à cette constitution, ce qu’il ne peut pas faire dans le cas des objets.  En théorie, il peut donc y avoir autant de concepts différents de la justice qu’il y a d’êtres raisonnables pour la penser.[8]

(8) Évidemment, le noyau formel de tout concept, même de valeur, reste toujours intact.  Ainsi, la justice est «le bien dans les rapports mutuels d’individus au sein d’une organisation collective» et on ne pourra évidemment pas produire d’énoncés absurdes comme «La justice est utilisée afin d’éteindre des incendies».

 

Mais puisque la raison ne peut fonctionner en dehors de ce que prescrivent ses principes fondamentaux (principe d’identité, principe de non-contradiction), il lui apparaît toujours a priori que l’existence de plus d’une définition pour une même chose est impossible, et que si tel est le cas, c’est qu’au moins l’une des deux est incorrecte.

 

L’être rationnel qui ne connaît pas bien la nature des valeurs pourra croire que, à la manière de tous les autres concepts, cette «bonne» définition (ou synthèse) existe, et qu’il s’agit de la trouver si tant est que l’on affirme ne pas encore la posséder.  Et celui qui croit en une telle réalité de l’unicité de la définition d’une valeur croit généralement que la sienne y correspond, soit qu’il ait la prétention de l’avoir trouvée lui-même, soit qu’il affirme la tenir d’un quelconque «grand maître» ou de l’une ou l’autre source surnaturelle.

 

À l’encontre de cette confusion, responsable en grande partie du caractère tragique de l’histoire humaine, la reconnaissance de la nature particulière de la synthèse des concepts de valeurs oblige l’homme à renoncer à l’idée qu’une définition quelconque d’une valeur puisse être la bonne.  Il se contentera de rechercher l’accord des autres sur la définition qu’il propose, et ne leur demandera pas de reconnaître qu’elle est vraie.  Un jugement de valeur ne peut jamais être «vrai» ou «faux».

 

Dans tout raisonnement comportant des jugements de valeur, il faudra donc que la valeur dont nous traitons soit définie au mieux dès le départ, plutôt que d’être employée comme si tous savaient déjà en quoi elle consiste précisément.  En effet, puisque cette définition n’est pas accessible objectivement, à l’écoute du mot «justice», par exemple, chacun va y aller de sa propre définition, et ce, tant et aussi longtemps que le premier locuteur n’aura pas précisé en quel sens il veut l’entendre, ou tant et aussi longtemps que le raisonnement en cours n’aura pas permis à l’autre locuteur de deviner la définition implicite du premier.  En l’absence d’une définition claire, nous suppléons tout naturellement à ce vide de sens grâce à notre propre définition[9].

(9) C’est le «secret bien gardé» des publicitaires et des politiciens médiocres: l’usage de «mots-clés» renvoyant à des valeurs et en l’absence de toute définition claire fait en sorte que celui qui entend ou lit cette communication complète lui-même la définition à partir de ce qu’il croit, de sorte que l’accord est obtenu comme par magie.

 

Mais si chacun peut, en l’absence d’une vérification possible, définir les valeurs comme bon lui semble, est-ce à dire que toutes les définitions se valent (ou ne valent rien, ce qui revient au même)?  Non pas, car il faut tenir compte de deux éléments fondamentaux qui, sans permettre d’affirmer qu’une définition d’une valeur soit «la» bonne, font tout de même en sorte que telle ou telle définition proposée ne peut pas être valable[10].

(10) Rappelons-nous que Socrate ne faisait rien d’autre, montrant que telle ou telle définition de la justice ou de la piété n’était pas valable, sans pour autant que lui-même prétende la posséder.

 

Le premier de ces éléments tient au fait de la cohérence nécessaire de l’ensemble du raisonnement proposé et dans lequel apparaît la valeur à définir.  La contradiction de propositions entre elles rend le raisonnement invalide, tout comme la contradiction avec des jugements de fait établis.  Une définition de valeur n’est pas acceptable si elle contredit d’autres éléments de sa propre constitution, ou si elle nie des faits.

 

J’estime qu’il est juste de répartir les richesses selon les besoins, il faut donc tenir compte des mérites de chacun.

Contradiction entre deux définitions différentes de la justice dans le même raisonnement.

 

Consommer de l’alcool est bon pour la santé, les études médicales le prouvent.

Lesdites études prouvant au contraire que la consommation d’alcool entraîne des risques conséquents pour la santé, je ne peux affirmer dans l’absolu que c’est bon pour la santé,

 

Il est possible et même évidemment souhaitable de tenir compte de faits pour définir à notre usage certaines valeurs:

 

Prenant note des nombreuses études sur le sujet, (donc)j’estime que l’exercice physique est bon pour la santé.

L’alcool est en cause dans un grand nombre d’accidents d’automobile, donc, l’alcool est une mauvaise chose.

 

Cependant, il importe de noter que la conclusion ainsi obtenue reste une valeur et ne se transforme jamais en un fait.  Il ne peut être vrai (ou faux) que l’exercice physique soit bon pour la santé dès lors que celle-ci ne peut être définie objectivement.  On ne peut prétendre réduire la valeur à un objet.

 

Le second aspect dont il faut tenir compte pour accepter ou non telle ou telle définition de valeur a trait à l’universalité de toute définition, un aspect étonnant, qui s’oppose au relativisme des valeurs et ce, malgré que chacun ait, au départ, le droit de les définir comme il l’entend.  Ce n’est pas, contrairement à ce que Platon, par exemple, aimait laisser entendre, qu’il y ait, pour chaque valeur (et pour chaque chose) une définition universelle qui rende toutes les autres fausses, c’est plutôt, plus prosaïquement, que la raison ne peut admettre l’existence de définitions contradictoires.  Pour deux définitions d’une même valeur proposées, la raison estimera toujours que l’une est meilleure que l’autre.  Le seul critère susceptible d’être employé pour ce type d’analyse est celui de l’universalité: une valeur est définie au mieux possible lorsqu’elle semble devoir rester «bonne» pour tous et dans tous les cas.

 

Il est juste que je m’approprie tout ce dont je réussis à me saisir.

Une telle définition de la justice devient contradictoire dès que l’on tente de l’universaliser ou de la confronter à sa définition formelle. (Cf.supra, note 8)

 

Tenir compte de ces deux aspects permet de garder dans un registre acceptable les débats autour de la définition des valeurs, malgré l’impossibilité dans laquelle nous sommes de parvenir à un «accord» qui soit définitif.

 

La distinction entre jugement de valeur «prescriptif» (ou «d’obligation») et «descriptif» (ou «d’appréciation»)

On rencontre de plus en plus souvent chez différents auteurs une distinction entre les jugements de valeur «prescriptifs» («Tu ne devrais pas fumer.») et «descriptifs» («Il est mauvais de fumer.»).  Cette subtilité ne fait état que de l’intention du locuteur quant à l’usage qu’il compte faire du concept de valeur qu’il emploie dans sa communication, ou encore de la conclusion à laquelle il parvient lui-même en jugeant de l’emploi qui est alors proposé de la valeur en question.  Cette distinction ne change rien au fait qu’il s’agit alors d’un jugement de valeur, fondamentalement distinct du jugement de fait et du jugement de préférence.  Elle ne change rien non plus au fait que c’est, dans tous les cas, la définition de la valeur qui constitue l’enjeu du débat.

 

Dans le cas où il s’agit de leçons fournies à des étudiants dans le cadre d’un examen de la théorie des jugements, cette distinction est à proscrire, car elle tend à insinuer qu’il existe une manière d’objectiver une valeur (jugement «descriptif»), de la rendre semblable à un fait et, donc, d’en pouvoir tirer des énoncés vrais ou faux.

Le cas problématique du beau

Parmi toutes les valeurs il en existe une dont la compréhension présente des aspects redoutables, le beau.  Contrairement aux autres valeurs (justice, honnêteté, bon professeur…), le beau semble résider aux frontières du jugement de préférence, du jugement de valeur et du jugement de fait d’une manière unique.  Alors que nous tendons à définir nos valeurs de telle façon qu’elles corroborent les faits ou s’harmonisent avec eux, nous aimons affirmer du beau que non seulement il est totalement libre d’une telle liaison, mais que c’est justement cette absence de contraintes qui lui donne toute sa majesté.

 

L’une des conséquences de cette «liberté» du beau par rapport à la factualité semble d’abord désigner le jugement sur le beau comme un simple jugement de préférence.  Mais un examen plus approfondi montre, au coeur de ce que les hommes trouvent «beau», un noyau de sens qui contredit cette thèse.  Un coucher de soleil est rarement jugé «laid»; un cloaque marécageux, rarement «beau».  Le beau serait donc, à la fois, un fait que je déclare pouvoir observer, une valeur vers laquelle je tends et une préférence que je peux manifester.

Néanmoins, en regard de l’emploi du beau dans des raisonnements, on doit le traiter comme un jugement de valeur, dont il assume règles et caractéristiques, et non comme un jugement de préférence, car la désignation de ce que j’estime être beau implique nécessairement la prétention à définir celui-ci.

 

Le jugement dit «esthétique» témoigne cependant de la mince frontière qui sépare ce que nous voudrions qui soit et ce que nous voudrions être.  Nous désirons «être beaux» – c’est-à-dire vertueux – et nous désirons qu’autour de nous règne le «beau», car c’est la seule «valeur» que la nature nous semble pouvoir exprimer.

 

Le raisonnement complexe constitué de jugements de fait et de jugements de valeur

Dans les cas où les raisonnements complexes sont hybrides (jugements de fait et de valeur), il importe de noter que l’imprécision qu’implique l’usage d’une (ou de plusieurs) valeur dans le raisonnement se transmettra nécessairement à l’ensemble du raisonnement.  De sorte qu’il faut conclure que tout raisonnement complexe de ce type (hybride) ne peut offrir qu’une conclusion qui est un jugement de valeur, et jamais un jugement de fait.

 

Yvon Corbeil

Janvier 2016