André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme.Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, Paris, 2006, 222 p.
Avant-propos :Il y a un retour de la religion mais trop souvent aussi avec un retour du dogmatisme, de l’obscurantisme, de la superstition, de l’intégrisme et du fanatisme qui trop souvent s’attache au phénomène religieux.Il ne faut pas leur laisser le terrain.Il faut continuer le combat pour les Lumières, pour la liberté.Pas un combat contre la religion mais pour
- la tolérance
- la laïcité
- la liberté de croyance et d’incroyance.
André Comte-Sponville lui-même a été formé dans la religion chrétienne et catholique.Être athée n’est pas être amnésique.Il faut combattre le fanatisme et le nihilisme si nous voulons sauver la tolérance.La spiritualité est plus vaste que les religions.La laïcité est le nom de ce combat.C’est la spiritualité des athées.André Comte-Sponville voudra répondre à trois questions dans son livre :
- Peut-on se passer de religion ?
- Dieu existe-t-il ?
- Quelle spiritualité pour les athées ?
Ch.1Peut-on se passer de religion ? :Dieu nous dépasse, mais pas les religions.Elles sont donc accessibles à la connaissance et à la critique.Dieu, s’il existe est transcendant.Les religions font partie de l’histoire, de la société, du monde (elles sont immanentes).Les questions sur les religions sont moins ontologiques que sociologiques ou existentielles.Mais avant de répondre à la question : est-ce que l’on peut se passer de religion ? , il faut répondre à la question : qu’est-ce qu’une religion ?Définition de la religion selon Durkheim dans le premier chapitre des Formes élémentaires de la vie religieuse : Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent.[1]Définition de la religion d’André Comte-Sponville :J’appelle « religion » tout ensemble organisé de croyances et de rites portant sur des choses sacrées, surnaturelles ou transcendantes (c’est le sens large du mot), et spécialement sur un ou plusieurs dieux (c’est le sens restreint), croyances et rites qui unissent en une même communauté morale ou spirituelle ceux qui s’y reconnaissent ou les pratiquent.[2]Alors, le bouddhisme primitif n’est peut-être pas une religion dans ce dernier sens.Aucune divinité, ni les mots « sacré », « surnaturel », « transcendant ».Mais il est sûrement devenu avec le temps une religion !Pour Comte-Sponville, ce serait semblable pour le taoïsme et le confucianisme…Mais, peut-ON se passer de religion ?Si ce on est un je, Comte-Sponville dit oui, il peut très bien se passer de religion personnellement.Il aurait perdu la foi vers dix-huit ans !Pour lui, tout devenait plus léger, plus ouvert, plus fort !Comme une entrée dans le monde des adultes, dans le monde réel, dans le monde de l’action, celui de la vérité sans pardon et sans Providence.André Comte-Sponville aurait le sentiment de vivre mieux, plus lucidement, plus librement, plus intensément, depuis qu’il est athée.Mais, il sait aussi qu’il y en a qui vivent mieux depuis qu’ils ont la foi : ils se sentent rassurés.La plus grande force de la religion, ce ne serait pas de nous rassurer de notre propre mort, mais nous aider à faire des deuils par des rituels surtout pour la mort de ceux qu’on aime.Ce serait plus difficile que d’affronter notre propre mort.Une veillée funèbre pour apprivoiser l’horreur : on n’enterre pas un homme comme une bête.Alors, la réponse peut varier d’un individu à l’autre.
Cependant, peut-ON se passer de religion ?Le on peut signifier la société.La société peut-elle se passer de religion ? Voyons deux sens à religion :
- Ici, religion signifiant plus relier : (religio viendrait de religare : relier.La religion serait ce qui relie).
Mais, pour la société : aucune société ne peut se passer de communion !Il faut des valeurs communes à une société pour que les gens soient reliés entre eux sinon il n’y aurait pas de cohésion dans ce groupe rassemblé ensemble mais qui ne formerait pas communauté.Pas de société sans communion.Et communier, c’est partager sans diviser.
- Ici, religion signifiant plus recueillir, relire : (religio viendrait de relegere : ce qu’on relit avec recueillement. La religion serait, selon cette version, plus l’amour d’une Parole, d’une Loi ou d’un Livre — d’un Logos).
Nous relisons donc nous nous relions : communion et fidélité.Communion pour faire société et fidélité aux valeurs chrétiennes parce qu’elles sont bonnes.Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain !Alors, une société pourrait se passer de religion au sens occidental et restreint du terme, se passer de la croyance en un Dieu personnel et créateur et peut-être même se passer du sacré et du surnaturel (religion au sens large).Mais une société ne pourrait se passer de communion ni de fidélité ni d’amour.Fidélité aux valeurs que nous avons reçues et que nous voulons transmettre.Alors, André Comte-Sponville se dit athée mais fidèle aux valeurs gréco-judéo-chrétiennes.Et contrairement à Dostoïevski, si Dieu n’existe pas, tout n’est pas permis justement pour réaliser les valeurs des Lumières. Résumons :
- La vie est plus précieuse que la religion : ce qui donne tort aux inquisiteurs et aux bourreaux.
- La communion est plus précieuse que les Églises : ce qui donne tort aux sectaires.
- la fidélité est plus précieuse que la foi ou l’athéisme : ce qui donne tort aux nihilistes autant qu’aux fanatiques.
- L’amour est plus précieux que l’espérance ou le désespoir : ce qui donne raison aux braves gens.
Ch. 2Dieu existe-t-il ? : Définition de Dieu d’André Comte-Sponville : J’entends par « Dieu » un être éternel, spirituel et transcendant à la fois extérieur et supérieur à la nature, qui aurait consciemment et volontairement créé l’univers.Il est supposé parfait et bienheureux, omniscient et omnipotent. C’est l’Être suprême, créateur et incréé (il est cause de soi), infiniment bon et juste, dont tout dépend et qui ne dépend de rien.C’est l’absolu en acte et en personne.[3]C’est une définition nominale seulement pour donner un sens moins flou à la question de l’existence de Dieu.Et André Comte-Sponville nous spécifie bien qu’il est athée et non pas seulement agnostique.Alors, quelle est la différence entre athée et agnostique ?Nous pouvons affirmer que les deux ignorent si Dieu existe ou non.Un athée qui affirmerait qu’il sait que Dieu n’existe pas serait aussi imbécile qu’un croyant qui affirmerait qu’il sait que Dieu existe.Il n’est pas question ici de savoir mais bien seulement de conviction ou de croyance ou de foi ou même d’opinion.Marquons bien la différence entre opinion, conviction (foi, croyance) et savoir.C’est Kant qui nous fait la distinction dans la Critique de la raison pure.Kant distingue trois degrés de créance ou d’assentiment :
- L’opinion : qui a conscience d’être insuffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement.
- La foi, la croyance, la conviction : qui n’est suffisante que subjectivement, non objectivement.
- Le savoir : qui est suffisant aussi bien subjectivement qu’objectivement.
Et l’athéisme d’André Comte-Sponville se situe au niveau de l’opinion.
L’agnostique ne veut faire aucune profession de foi.Il n’affirme ni ne nie : il refuse de trancher ou s’en dit incapable.L’agnostique reconnaît ne pas savoir ce qu’il en est de l’absolu comme beaucoup de croyants et d’athées le reconnaissent aussi.Mais, l’agnostique refuse d’aller plus loin : il défend une espèce de neutralité, de scepticisme ou d’indifférence en matière de religion.E je cite André Comte-Sponville : C’était déjà la position de Protagoras, et elle est assurément respectable : « Sur les dieux, je ne peux rien dire, ni qu’ils soient, ni qu’ils ne soient pas, ni ce qu’ils sont.Trop de choses empêchent de le savoir : d’abord l’obscurité de la question, ensuite la brièveté de la vie humaine. »[4]Alors, André Comte-Sponville serait un athée non dogmatique qui croit que Dieu n’existe pas comme un genre de pari à la Blaise Pascal.Mais ici, André Comte-Sponville dépasse la simple opinion pour se ranger du côté de la conviction ou de la croyance ou d’une foi négative !Alors, au moins il n’est pas agnostique.Son athéisme est plus que le simple aveu d’une ignorance ou le refus prudent ou confortable de se prononcer.Il est un athée non dogmatique qui se veut lucide.André Comte-Sponville mettra de côté ce qui concerne les histoires des religions et des Églises car le fanatisme et l’intolérance se retrouve partout.Et c’est ce qui est à éviter : l’intolérance et le fanatisme.Il nous parlera de six arguments : les trois premiers l’amenant à ne pas croire en Dieu et les trois derniers le poussant à croire que Dieu n’existe pas.
Voici les six arguments d’André Comte-Sponville :
- La faiblesse des arguments opposés (les prétendues « preuves » de l’existence de Dieu) :
—La preuve ontologique.Preuve a priori (avant ou sans l’expérience) par le concept d’infini, de parfait.—La preuve cosmologique ou par la contingence du monde.—La preuve physico-théologique.S’il y a un ordre dans l’univers, le créateur de cet ordre intelligent est Dieu.
- La faiblesse des expériences : l’expérience commune (si Dieu existait, cela devrait se voir ou se sentir davantage).
- Une explication incompréhensible : le refus d’André Comte-Sponville d’expliquer ce qu’il ne comprend pas par quelque chose qu’il comprend encore moins.
- La démesure du mal ou l’excès du mal.
- La médiocrité de l’homme.
- Le désir et l’illusion : le fait que Dieu corresponde tellement bien à nos désirs qu’il y a tout lieu de penser qu’il a été inventé pour les satisfaire, au moins fantasmatiquement (ce qui fait de la religion une illusion au sens freudien du terme).
Reprenons chacun des arguments d’André Comte-Sponville pour les clarifier :
1.La faiblesse des arguments opposés (les prétendues « preuves » de l’existence de Dieu) : —La preuve ontologique : preuve a priori (avant ou sans l’expérience) par le concept d’infini, de parfait.—La preuve cosmologique : preuve a contingentia mundi ou par la contingence du monde.—La preuve physico-théologique : s’il y a un ordre dans l’univers, le créateur de cet ordre intelligent est Dieu.
La preuve ontologique : preuve a priori (avant ou sans l’expérience) par le concept d’infini, de parfait.Cette première preuve vient de saint Anselme, archevêque de Canterbury.On l’appelle parfois la « preuve a priori ».Elle a été reprise par Descartes, Spinoza, Leibniz et Hegel avec de petites variantes. — Saint Anselme : un être tel que rien de plus grand ne peut être pensé.— Un être souverainement parfait pour Descartes et Leibniz. — Un être absolument infini pour Spinoza et Hegel. Un être parfait, infini serait par définition un être qui possède l’existence sinon il lui manquerait une caractéristique importante : l’existence et donc ne serait pas parfait.« Le concept de Dieu, écrira plus tard Hegel, « inclut en lui l’être » : Dieu est le seul être qui existe par essence. »[5]Il ne convaincra pas saint Thomas d’Aquin, pas plus que Pascal, Gassendi, Hume ou Kant sans parler de Diderot, Nietzsche, Frege ou Russell.C’est le genre de preuve qui ne peut convaincre que ceux qui sont déjà convaincus !Et André Comte-Sponville de référer à Kant.C’est pourquoi il est toujours illégitime de passer du concept à l’existence : il n’y a rein de plus dans mille euros réels, explique à peu près Kant, que dans mille euros possibles (le concept, dans les deux cas, est le même) ; mais je suis cependant plus riche avec mille euros réels « qu’avec leur simple concept ou possibilité ».Même chose s’agissant de Dieu : son concept reste le même, que Dieu existe ou pas, et ne saurait donc prouver qu’il existe.[6]Nous pouvons avoir le concept de « licorne » ou d’ « éléphant rose qui rit » mais prétendre qu’il en existe me semble invraisemblable.Et même si l’on acceptait l’idée d’un être infini, ce pourrait être autre chose qu’un Dieu : la Nature de Spinoza est aussi infinie, mais immanente et impersonnelle, sans volonté, sans finalité, sans providence, sans amour.Ça ne satisferait sûrement pas les croyants !
La preuve cosmologique : preuve a contingentia mundi ou par la contingence du monde.C’est Leibniz qui en parle comme d’une preuve non plus a priori (avant ou sans l’expérience) mais a posteriori (après l’expérience).On part d’un fait d’expérience : l’existence du monde. Mais le principe de raison suffisante de Leibniz exigerait que le monde rende compte de lui-même car rien n’existerait ou ne serait vrai sans cause ou sans raison.Or, le monde est incapable de rendre compte de lui-même : il n’est pas nécessaire mais contingent.Il aurait pu ne pas exister même s’il existe de fait.Il lui faut donc une cause ou une « raison suffisante » autre que lui-même.Il faut que sa cause ne soit pas à son tour contingente car il faudrait une autre cause et ainsi à l’infini.Si nous voulons éviter la régression à l’infini disait déjà Aristote, il faut s’arrêter quelque part : il faut un être qui n’ait plus besoin lui-même d’une autre raison.Il faut donc un être absolument nécessaire (et, évidemment, qui ne peut pas ne pas exister), un être, nous dit Leibniz, qui porte la raison de son existence avec soi.Et l’être absolument nécessaire, extérieur à ce monde : c’est ce qu’on appelle Dieu.C’est certain que le réel peut nous sembler mystérieux car le monde nous précède, nous contient, nous constitue, nous traverse et nous dépasse de toutes parts.Il n’est donc pas surprenant que nous ne puissions pas tout expliquer puisque toute explication suppose l’existence de notre monde.Et même si nous acceptions l’existence d’un être nécessaire pourquoi serait-ce Dieu et un Dieu personnel ?Ce pourrait être l’apeiron (l’infini, l’indéterminé) d’Anaximandre ou le devenir d’Héraclite, l’Être impersonnel de Parménide, le Tao impersonnel de Lao-Tseu ou la Substance de Spinoza qui est Dieu mais pas un Dieu bon : c’est la Nature et c’est le panthéisme de Spinoza.La Nature n’est pas pour Spinoza un sujet et ne poursuit aucun but.« Deus sive Natura, Dieu c’est-à-dire la Nature ».C’est loin d’un Dieu personnel !Alors, nous conjuguons au présent : ce qui est ne peut pas ne pas être, puisqu’il est.Qu’il y ait quelque chose : personne n’en doute.C’est sûrement une force au sens des Grecs : energeia, ou le conatus (l’effort à perdurer dans l’être) de Spinoza.Pour André Comte-Sponville, il resterait le mystère de l’être parce que l’on est dedans.
La preuve physico-théologique : S’il y a un ordre dans l’univers, le créateur de cet ordre intelligent est Dieu.C’est la preuve la plus simple que l’on retrouvait chez Platon, les stoïciens, chez Cicéron.On la retrouve aussi chez Malebranche, Fénelon, Leibniz, Voltaire, Rousseau.C’est une preuve a posteriori (après l’expérience) que l’on nomme parfois la preuve physico-téléologique, du grec télos, la fin, le but.S’il y a un ordre à l’immense complexité de notre univers, il y a un être intelligent qui a mis cet ordre.Ce monde si beau, si ordonné, si harmonieux ne peut être que le produit d’un être intelligent.Et cet être intelligent est Dieu.C’est la théorie du « dessein intelligent ».(Intelligence design).Il faudrait croire en une finalité car un monde si ordonné (s’il y a une horloge, il nous faudrait supposer un horloger intelligent qui l’a faite).Un univers si complexe ne saurait être le produit du hasard.Il lui faut un auteur intelligent et volontaire : c’est Dieu.Mais nous oublions alors les désordres, les dysfonctionnements de cette même nature.Une catastrophe naturelle n’est pas si harmonieuse que ça même si nous pouvons y voir le sublime, avec Kant, quand nous sommes en sécurité.La nature nous semble plutôt neutre.Et nous oublions que l’ordre croissant s’applique à la vie mais cette néguentropie du vivant, cet ordre et complexité croissante du vivant, s’inscrit dans la deuxième loi générale de la thermodynamique : le désordre est croissant dans l’univers et tout s’éteindra, tout mourra.Et si les mutations naturelles au hasard peuvent expliquer, avec la sélection naturelle, l’évolution de l’homme, nous n’avons plus besoin alors d’un Dieu pour expliquer l’apparition de l’homme.La nature y suffit.
2.La faiblesse des expériences : l’expérience commune (si Dieu existait, cela devrait se voir ou se sentir davantage).André Comte-Sponville dit ne pas croire parce qu’il n’en a aucune expérience.Et à ceux qui invoquent que Dieu se cache pour respecter notre liberté sinon nous agirions par crainte ou par intérêt d’une récompense nous dit Kant.La loi morale serait factuellement respectée mais la valeur morale des actions n’existerait plus.Ce serait parce que Dieu se cache ou est incertain que nous sommes libres d’y croire et de faire ou non notre devoir.Argument faible, nous dit André Comte-Sponville, parce que : Premièrement, nous serions libres grâce à notre ignorance et, en ce sens, plus libre que Dieu, qui n’aurait pas le choix de croire ou non en sa propre existence.Et plus libres sur terre que les bienheureux dans leur paradis qui voient Dieu face à face.Deuxièmement, il devrait y avoir moins de liberté dans l’ignorance que dans la connaissance !L’esprit des Lumières contre l’obscurantisme.Agir moralement, c’est agir par devoir sans rien espérer nous dit Kant lui-même.Ce serait plutôt un argument contre l’enfer et le paradis et non pour justifier l’ignorance humaine ou la dissimulation divine. Troisièmement, l’analogie du père qui se cacherait pour laisser libres ses enfants de croire en lui ou non.Et qui permettrait Auschwitz, le Goulag, le Rwanda, enfin, les massacres.L’idée d’un Dieu qui se cache serait incompatible avec un Dieu père, selon André Comte-Sponville !
3.Une explication incompréhensible : le refus d’André Comte-Sponville d’expliquer ce qu’il ne comprend pas par quelque chose qu’il comprend encore moins.Cet argument serait de vouloir expliquer quelque chose que l’on ne comprend pas comme le monde, la vie, la conscience par quelque chose que l’on comprend encore moins : Dieu.Il y aurait du mystère mais il ne saurait être anthropomorphique : un sujet, un esprit.Non, le réel serait la matière, l’énergie, la nature sans sujet ni fin.
4.La démesure du mal ou l’excès du mal : L’excès de mal dans la réalité.Argument d’Épicure et de Lucrèce.Voici le tétralemme de la religion : « Ou bien Dieu veut éliminer le mal et ne le peut ; ou il le peut et ne le veut ; ou il ne le veut ni ne le peut.S’il le veut et ne le peut, il est impuissant, ce qui ne convient pas à Dieu ; s’il le peut et ne le veut, il est méchant, ce qui est étranger à Dieu.S’il ne le peut ni ne le veut, il est à la fois impuissant et méchant, il n’est donc pas Dieu.S’il le veut et le peut, ce qui convient seul à Dieu, d’où vient donc le mal, ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? »[7]Seulement la quatrième idée : celle où Dieu le veut et le peut serait conforme à notre idée de Dieu mais elle est réfutée par le réel lui-même.En effet, le mal existe !Alors, avec Épicure, nous pouvons conclure qu’aucun Dieu n’a créé le monde ni le gouverne, soit parce qu’il n’y a pas de Dieu ou que les dieux ne s’occupent pas de nous, ni de l’ordre ou du désordre du monde.Ni providence ni destin.Et, il n’y aurait rien à espérer ni à craindre des dieux.Et Lucrèce d’ajouter que la nature nous montre par ses imperfections « qu’elle n’a pas été créée pour nous par une divinité [8]».Un monde aussi imparfait ne saurait être d’origine divine.
Ou bien c’est un Dieu qui se défait de sa perfection pour assumer le tragique du devenir et de la souffrance ; ce serait un Dieu dépouillé de sa divinité comme dirait Hans Jonas dans Le concept de Dieu après Auschwitz en suivant les traces de Simone Weil : où Dieu se serait vidé de sa divinité pour que dans ce vide de Dieu, autre chose que Lui puisse exister.Créer pour Dieu, dans ce cas, ce ne serait pas ajouter du bien à celui, infini, qu’Il est (et comment pourrait-il faire mieux que Dieu, puisqu’Il est tout le Bien possible ?) mais consentir à n’être pas tout.Alors, la création du monde ne serait pas une augmentation ou un progrès mais une soustraction, une diminution, une amputation de Dieu par lui-même.Le monde est monde parce qu’il est moindre que Dieu et donc le mal peut surgir dans ce monde imparfait.Mais pourquoi autant demandera André Comte-Sponville.Voici un ajout personnel qui me semble expliquer le paragraphe précédent : Il y aurait aussi que la créature est moindre que l’original.Le modèle original est supérieur à la copie que l’on peut en faire.L’homme étant cette copie est nécessairement moindre que l’original : Dieu.Et la copie étant moindre, le mal peut surgir dans le monde car la copie n’est pas parfaite comme l’original.
5.La médiocrité de l’homme : L’homme ne serait pas assez bien pour avoir mérité d’être créé par Dieu.L’homme serait trop médiocre.Il ne faut pas détester l’homme pour autant et devenir misanthrope.Il peut parfois nous surprendre : il est capable d’amour, de révolte et de création.Il a inventé les sciences et les arts, la morale et le droit, la religion et l’irréligion, la philosophie et l’humour, la gastronomie et la sexualité.Ce n’est pas rien.L’homme est capable de violence, de haine et de mesquinerie mais aussi, d’amour, de courage, d’intelligence et de compassion.Ici, croire en Dieu serait comme un péché d’orgueil et être athée comme une forme d’humilité.« Nous sommes fils de la terre (humus, d’où vient « humilité »), et cela se sent…Autant l’assumer, et inventer le ciel qui va avec [9]».
6.Le désir et l’illusion : le fait que Dieu corresponde tellement bien à nos désirs qu’il y a tout lieu de penser qu’il a été inventé pour les satisfaire, au moins fantasmatiquement (ce qui fait de la religion une illusion au sens freudien du terme).Ce serait justement parce que la croyance en Dieu correspond tellement bien à nos désirs et qu’elle pourrait les satisfaire au moins fantasmatiquement que ça devrait nous mettre la puce à l’oreille et nous dissuader de croire en une idée qui comblerait à un tel point nos espérances.Nous voulons ne pas mourir, conserver ceux que nous aimons et être aimé.Nous voulons que la justice et la paix finissent par triompher.La religion peut répondre à tous ces vœux.C’est l’argument de Freud, dans L’avenir d’une illusion : « Il serait certes très beau qu’il y eût un Dieu créateur du monde et une Providence pleine de bonté, un ordre moral de l’univers et une vie après la mort, mais il est cependant très curieux que tout cela soit exactement ce que nous pourrions nous souhaiter à nous-même. »[10]Une illusion n’est pas une erreur, ce n’est qu’« une croyance dérivée des désirs humains [11]».Même si ce n’est pas complètement impossible, la probabilité est très faible.C’est comme croire que la jeune fille pauvre va marier le prince.Ou avoir un appartement pas cher en face de Central Park à New-York.Nous semblons plutôt penser que c’est impossible mais ce serait possible pour un Dieu immortel, omniscient, tout-puissant, parfaitement bon et juste, tout amour et plein de miséricorde.Ça nous semblerait plus plausible que l’appartement à New-York.Il semblerait plutôt que ce soit vraiment moins plausible.Nous voudrions tous être aimé, le triomphe de la justice et de la paix et surtout la victoire définitive de la vie sur la mort.Mais comme cela, d’évidence, ne dépend pas de moi, force m’est de constater que le désir même que nous avons de Dieu — désir d’un « Père transfiguré », comme dit Freud, pour les petits enfants que nous sommes tous, désir de protection et d’amour — est l’un des arguments les plus forts contre la croyance en son existence.[12]
Ch. 3 Quelle spiritualité pour les athées ? : La religion ne serait qu’une forme de la spiritualité et non la seule.Être athée, ce n’est pas nier l’existence de l’absolu ; c’est nier sa transcendance, sa spiritualité, sa personnalité — c’est nier que l’absolu soit Dieu.Mais n’être pas Dieu, ce n’est pas n’être rien ![13]André Comte-Sponville soutiendra une triple position métaphysique : le naturalisme, l’immanentisme ou le matérialisme.Pas de surnaturel, de transcendance, pas d’esprit immatériel.Donc, pas de Dieu créateur.Mais, la nature est pour lui le tout du réel.Elle existe indépendamment de l’esprit et produit l’esprit.Tout est immanent à la totalité ou à « […] l’ensemble de tout ce qui existe ou arrive : le to pan d’Épicure, la summa summarum de Lucrèce, la Nature de Spinoza), et qu’il n’y a rien d’autre[14].Alors, le tout sans créateur, sans extérieur, sans exception, sans finalité : le réel.Être matérialiste, c’est seulement nier l’indépendance ontologique de l’esprit mais pas nier son existence car même le matérialisme serait impensable.L’esprit n’est pas la cause de la nature mais plutôt son résultat le plus intéressant et la spiritualité en découle.Si le mot d’absolu vous dérange, nous pouvons mettre, selon André Comte-Sponville, l’être, la nature, le devenir.Les sagesses grecques, le bouddhisme ou le taoïsme seraient des spiritualités sans être des religions.Le matérialisme serait loin d’interdire la vie spirituelle, ce serait plutôt ce qui la rend possible.L’esprit fait partie de la nature.Nous sommes dans un univers qui nous enveloppe, nous contient, nous dépasse mais qui n’est pas une transcendance car nous sommes dedans.Une immanence inépuisable, indéfinie.Immanencité : ce serait immense et nous serions dedans.Une spiritualité de la fidélité plutôt que de la foi, de l’action plutôt que de l’espérance et de l’amour plutôt que de la crainte et de la soumission.Le monde nous est un mystère parce que nous sommes dedans mais mystique parce qu’il y a l’éblouissement, l’émerveillement qu’il y a quelque chose, et non pas rien.Il y a le présent qui dure.Un genre de sentiment océanique dont Freud a repris l’expression à Romain Rolland.Le sentiment océanique : « un sentiment d’union indissoluble avec le grand Tout, et d’appartenance à l’universel [15]».Et André Comte-Sponville nous raconte son expérience mystique.Une marche dans la campagne où la présence du réel suffit.Mais il veut essayer de dire notre relation à l’absolu : dire l’indicible.« L’idée de cercle n’est pas ronde, disait Spinoza, le concept de chien n’aboie pas[16]».Et André Comte-Sponville de continuer en nous disant que le concept de silence n’est pas silencieux.Nous pouvons donc essayer de dire cette expérience d’un « état modifié de conscience [17]» que serait ce genre d’expérience mystique.Aussi, André Comte-Sponville, veut nous clarifier des caractéristiques de ces moments privilégiés qui seraient dans l’orientation d’une expérience dite « mystique ».Voici quelques caractéristiques de cette expérience spéciale s’approchant d’une expérience que nous pouvons qualifier de« mystique » :
1.Un mystère et une évidence : Inexplicable et incompréhensible.Ce qu’il appelle le mystère.La réponse est oui : mais quelle peut bien être la question ? , disait Woody Allen. « Le mystère et l’évidence sont un, et c’est le monde.Mystère de l’être : lumière de l’être [18]».
2.Plénitude : Moment où l’on a cessé de désirer quoi que ce soit d’autre que ce qui est ou que ce que l’on fait sans manquer de rien, ni rien espérer, ni rien regretter.
3.Simplicité : Mise entre parenthèses de l’ego.Il n’y a plus de séparation : il n’y a plus que l’activité.
4.Unité : Faire un avec le monde.Le monisme ou le panthéisme.L’unité de la substance chez Spinoza.Il s’agit d’être un avec tout.« Je suis le monde », disait Krishnamurti[19].
5.Le silence : Ce serait une expérience spirituelle qui mettrait entre parenthèses le langage, le discours, la raison, le sens.Une suspension du monologue intérieur.Il faut faire silence en soi.Et le réel surgit.
6.L’éternité :Il y aurait comme une suspension du temps.Une mise entre parenthèses du passé et du futur.Soudain, il n’y a plus que le présent et qui reste présent : « il n’y a plus que l’éternité [20]».[…] cela peut se comprendre.Le passé n’est pas, puisqu’il n’est plus.L’avenir n’est pas, puisqu’il n’est pas encore.Il n’y a donc que le présent, qui ne cesse de changer, mais qui continue et reste présent.[21]Nous vivons toujours dans le présent.C’est toujours aujourd’hui.Un présent qui reste présent : l’éternité.Un « éternel présent ».
7.Sérénité : Il y aurait alors suspension autant de l’espoir que de la crainte.La mise entre parenthèses de l’attente, de l’anticipation, du souci de Heidegger qui voue le Dasein à l’être-pour-la-mort.Ce serait plutôt l’être-au-présent de la conscience et de tout.Il n’y a plus d’ego, c’est la sérénité.Vivre au présent.Ce serait l’absence de troubles (ataraxia), la paix de l’âme.L’inespoir : le degré zéro de l’espoir et de la crainte.Spinoza lui donne son vrai nom : béatitude.On n’espère que ce qu’on n’a pas ou qui n’est pas, ou qui nous manque : on n’espère, sauf exception, que l’avenir — alors qu’on ne vit que le présent.[…] La sérénité n’est pas l’inaction ; c’est l’action sans peur. Donc aussi sans espérance.[22]
8.Acceptation :Acceptation du réel comme il est : ni bien ni mal.Donc, un oui à l’amor fati de Nietzsche.Un oui à l’acceptation du réel (tout est vrai, tout est réel) mais non à l’approbation (tout est bien).Il n’y aurait que l’éternelle nécessité du devenir, qui est l’être vrai.La réalité serait au-delà du bien et du mal : nous n’aurions pas à la juger.Alors, un oui à tout mais aussi à nos jugements qui sont relatifs et qui travaillent dans l’amélioration dans la suite des Lumières.« Si l’absolu est amoral, comment la morale pourrait-elle n’être pas relative [23]».
9.Indépendance : Il n’y aurait que le réel en acte, dont mon action fait partie.Non de sauver le moi mais de s’en affranchir, de s’en rendre indépendant.
Conclusion :Finissons en citant Spinoza : « Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, explique en substance Spinoza, c’est inversement parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne. »Tel est aussi, me semble-t-il, l’esprit de la charité : ce n’est pas la valeur de son objet qui justifie l’amour, c’est l’amour qui donne de la valeur à ce qu’il aime.[24]Alors, qu’est-ce que la spiritualité ?C’est notre rapport fini à l’infini ou à l’immensité, notre expérience temporelle de l’éternité, notre accès relatif à l’absolu.Que la joie soit au rendez-vous, c’est sur quoi tous les témoignages concordent, et qui donne raison — de l’autre côté du désespoir — à l’amour.[…]Nous sommes déjà dans le Royaume : l’éternité, c’est maintenant.[25]
[3] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme.Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, Paris, 2006, p. 80.
[4] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme.Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, Paris, 2006, p. 86.
[5] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme.Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, Paris, 2006, p. 91.
[7] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme.Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, Paris, 2006, p. 122.
[9] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme.Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, Paris, 2006, p. 133.
[10] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme.Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, Paris, 2006, p. 136.
[13] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme.Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, Paris, 2006, p. 148.
[15] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme.Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, Paris, 2006, p. 161.
[19] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme.Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, Paris, 2006, p. 180.
[22] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme.Introduction à une spiritualité sans Dieu, Éditions Albin Michel, Paris, 2006, p.187.
Comments
Comments are closed.