Bientôt les vacances, le retour à l’autre vie, la vita contemplativa, et le retour au silence. Je quitterai mes classes pour rentrer chez moi, retrouver les livres, le jardin, les fleurs et la douceur de la maison. J’entrerai alors, je le sais bien, dans une période d’incubation et ce même si je projette pour chaque été de laisser passer un peu d’air entre mes oreilles.
Je fais un métier de paroles: chaque semaine, trois heures ou quatre me sont allouées pour parler à mes étudiants. Quand je m’arrête à y penser, ça me semble terrible : dire des mots, des phrases qui, souhaite-t-on, iront essaimer dans leur esprit pour ouvrir des horizons de pensée. Mais que de hasard entre leur formulation et la destination qu’on appelle pour eux! Si, la phrase lancée croise dans sa trajectoire le vol d’une guêpe qui vient malencontreusement d’entrer par le châssis de la classe, tout est perdu; si, Samuel, qu’on aime bien par ailleurs, a éternué au mauvais moment, les mots sont englués et se perdent dans un mauvais rhume… De retour au bureau, nous regretterons alors de n’avoir pas su placer notre propos sur l’holocauste, par exemple, dans le sillage de la guêpe et de sa piqure empoisonnée; de n’avoir pas vu la perche que nous tendait l’étudiant enrhumé, alors qu’il s’agissait d’exposer le point de vue stoïcien sur la santé de l’âme! Un métier de paroles, aussi bien dire un métier de rien du tout puisque les paroles, sitôt nées, s’éteignent si l’autre, à qui l’on s’adresse, ne leur accorde la grâce d’être écoutées et entendues. L’autre, l’étudiant qui est là, qui interroge et s’engage aussi dans une relation avec nous, avec le savoir qu’on porte, avec les espaces que ce savoir peut lui ouvrir. Rien de tout ce qui se vit dans une classe n’est parfaitement prévisible. Impossible pour nous de nous reposer sur la précision du geste, qui fait, par exemple, tout l’art du cueilleur de fraises! Nous avons les connaissances, certes, mais constamment à approfondir, revoir, enrichir, interpréter, actualiser et, oserais-je le dire, vivre. Ça ne suffit pas. Il y a aussi la manière : les sujets graves ne doivent pas être alourdis d’une parole empesée ou pompeuse qui dénaturerait le propos, ni d’une parole légère qui le manquerait tout à fait. Telle tournure rejoindra la fibre sensible de tel groupe mais raterait la cible dans un autre. Ce n’est pas encore tout à fait ça, puisqu’il faut à chaque fois, somme toute, le hasard d’une rencontre qu’on ne peut complètement orchestrer et qui dépend de mille et un détails. Ce n’est pas rien que de faire un métier de paroles, c’est même une responsabilité énorme parce que nous avons la prétention de croire que ce dont on parle importe véritablement et mérite d’être entendu.
Arendt disait que la sagesse consiste à savoir choisir ses amis parmi les vivants et les morts. Or, n’est-ce pas en empruntant notre voix que certains morts, réchauffés à la chaleur de notre propre vie, parleront aux vivants et feront leur connaissance? Que de ces rencontres, improbables autrement, pourront peut-être naître des amitiés qui enrichiront toute une vie? Dominique, je te présente l’idée du Beau chez Platon, le Beau platonicien, voilà Dominique… et peut-être n’y aura-t-il pas d’autre rendez-vous entre ces deux là. Les porteurs de paroles sont des personnes, engagées elles aussi dans une quête de savoir, comme les étudiants auxquels elles s’adressent, touchées elles aussi par des rencontres dont elles veulent maintenant témoigner. Et c’est de là, me semble-t-il, que nous tirons une grande part de notre crédibilité, en faisant sentir que cette quête nourrit l’existence. Il faut cet en-deçà pour que la parole soit vivante, pour que, lorsqu’elle hésite ou se fait carrément indigente, lorsque les circonstances sont contre nous, ce dont elle veut parler soit tout de même audible en silence.
Un beau métier vraiment. Exigeant, complexe (pour ne pas dire hasardeux) mais noble. Le ferai-je toute ma vie? Je ne sais pas. Il y a les Muses et les Moires… et il y a semble-t-il, le vide vertigineux qui gronde dans la tête de nos faiseurs de réformes pour qui cette dimension du témoignage, qui sert pourtant d’assise à la parole, semble parfaitement occulte!
Patricia Nourry est professeure de philosophie au Cégep de Trois-Rivières. Elle a coordonné le programme d’études en Histoire et Civilisation pendant quelques années, et elle s’est aussi chargée de la coordination départementale de juin 2017 à juin 2019. Elle a par ailleurs publié notamment dans la revue Argument, dans Le Devoir, ainsi que dans la revue Dialogue, dans les Cahiers littéraires Contre-jour et dans la revue Liberté.
1. Ma collègue
C’est pour moi un honneur tout particulier de pouvoir être du nombre des personnes qui fréquentent presque tous les jours la créatrice d’un tel texte. J’aurai bien aimé avoir le talent de dire les mêmes choses d’une aussi édifiante façon.
Le collège est donc bien autre chose que ce qu’il donne à voir; et cela est vivifiant!
Merci Patricia!
2. Hommage
Merci, Patricia, pour ce bel éloge de l’inutile…
Je pratique le même métier, qui ne laisse rien de tangible, que des traces invisibles dans la mémoire de quelques-uns. Words, words, words! Mais que serait le monde sans eux?
[em]Les mots sont des pensées perdues
Au flanc de Dieu qui se repose
À quel arbre à quel souci
Faut-il céder la suite du monde
De quelle colline faut-il attendre
Le dernier mépris et la passion fidèle[/em]
(Fernand Dumont)
Ces mots à sauver du « vide vertigineux qui gronde dans la tête de nos faiseurs de réformes ».