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Patrice Létourneau est enseignant en philosophie au Cégep de Trois-Rivières depuis 2005. Outre son enseignement, il a aussi été en charge de la coordination du Département de Philosophie pendant 8 ans, de juin 2009 à juin 2017. Il est par ailleurs l'auteur d'un essai sur la création, le sens et l'interprétation (Éditions Nota bene, 2005) ainsi que d'autres publications avec des éditeurs reconnus. Il collabore à PhiloTR depuis 2005.

Si le numéro fondateur du magazine Nouveau Projet avait pour thème central «(sur)vivre au 21e siècle» et que le 2e numéro avait pour thème la question «Quel progrès?», le 3e numéro qui paraît en librairie ce 22 mars 2013 a pour thème central «le temps d’agir».

 

De la brièveté de la vieCôté philosophique, on y retrouve l’adaptation du grand essai intégral de Sénèque De la brièveté de la vie (pp. 108 à 118), que le magazine présente de la manière suivante : «Notre temps est comprimé.  Surstimulés, nous laissons notre attention se dissiper.  Et nous nous faisons souvent mener par nos impulsions, nos ambitions, notre quête d’un statut social.  Les médias sociaux, qui appellent une représentation de soi constante, renforcent les tendances narcissiques déjà bien présentes dans la personnalité humaine.  De la brièveté de la vie est un essai écrit en 49 de notre ère, mais son propos reste éminemment pertinent à notre époque hypermoderne.  Sénèque nous rappelle que, pour atteindre le bonheur et la sérénité, il faut éviter de consacrer son temps aux activités futiles et stériles.»

 

L'Homme sans volontéOn y trouve aussi un essai original de Jocelyn Maclure (professeur de philosophie à l’Université Laval) intitulé «L’homme sans volonté» (pp. 54 à 61).  Essai admirablement bien écrit, au travers duquel l’auteur interroge non seulement la procrastination (si la procrastination «est irrationnelle», il reste que «l’incapacité à procrastiner est fort probablement la proche cousine du trouble obsessionnel compulsif», dit-il), la «faiblesse de la volonté» (ce que les philosophes grecs de l’Antiquité appelaient l’akrasia ; question qui, d’ailleurs, a notamment déjà été abordé par notre collègue Guy Béliveau dans L’Éducation des désirs et par John Perry, professeur de philosophie à l’Université de Stanford et animateur pendant 10 ans de l’émission de radio «Philosophy Talk» ainsi que prix Nobel en littérature 2011) et notre rapport au temps, mais aussi diverses conceptions que l’on peut se faire de la volonté (y compris les écueils de la conception de la volonté «à la Rocky Balboa», c’est-à-dire la conception internaliste de la volonté).

 

De son côté, Daniel Weinstock (professeur de droit et de philosophie à l’Université McGill) signe un commentaire sur «Louis C.K. et l’art du stand-up» (pp. 145 à 148).

 

Érotiser l'ÉtatPar ailleurs, ce numéro contient aussi un essai intitulé «Érotiser l’État ou comment (re)mettre du désir dans la fonction publique» (pp. 82 à 87) – un essai signé sous les pseudonymes de Annie Gendron et Myriam Dupuis, les auteures travaillant dans la fonction publique et leurs supérieurs hiérarchiques ayant refusés qu’elles le publient (au nom de l’obligation de discrétion, il ne leur est pas permis de critiquer ouvertement leur employeur).  Un essai qui part d’une considération importante : «Les citoyens doivent pouvoir s’identifier à la fonction publique et lui faire confiance, parce qu’ils ont mis entre ses mains ce qu’il y a de plus précieux : le bien commun qui nous unit», disent-elles.

 

En analyse du langage, Caroline Allard (ex-doctorante en philosophie et auteure de Chroniques d’une mère indigne, de Pour en finir avec le sexe et du roman Universel Coiffure) interroge, dans «Houston, nous avons un défi», le glissement contemporain qui s’est opéré entre l’évocation de «problèmes» et son remplacement, dans plusieurs contextes sociaux, par l’évocation de «défis».  Le problème du défi, souligne-t-elle, étant qu’à «tant insister sur le combat à mener, on risque d’oublier les raisons pour lesquelles on doit lutter».

 

La classe créativePour les personnes qui ont été intriguées par les considérations sur les mutations du capitalisme (incluant une critique des idées de R. Florida) soulevées dans l’article «L’art du décloisonnement à l’ère du projet» (P. Létourneau, dans NP01) ou par l’article sur «Le capitalisme DIY» (C. Sabourin, dans NP02), ce troisième numéro du magazine publie un commentaire de Richard Shearmur (professeur d’économie régionale et urbaine à l’INRS) sur «ce qu’il reste de la classe créative» (pp. 141 à 144), concept fétiche de bien des urbanistes et décideurs politiques dont l’origine émane des thèses de Richard Florida développées dans The Rise of the Creative Class (publié en 2002 et rapidement devenu un bestseller).

 

Pêche anguilleFidèle depuis le début à l’idée de créer «un magazine qui n’a pas peur de mélanger le journalisme et la littérature, la philosophie et la bande dessinée, la culture pop et la haute culture, les idées et les émotions, le je et le nous», ce numéro comprend aussi un Photoreportage de François Pesant sur le Foyer pour femmes autochtones de Montréal, un Bédéreportage de Cyril Doisneau sur «Le Pastaga», un reportage de Samuel Mercier sur les menaces de la pêche à l’anguille au Québec, un essai de Nicolas Langelier Collage NP03sur le phénomène des raves ayant éclos à Montréal il y a 20 ans, un essai lyrique de Denis Côté sur ce qu’implique «être artiste» et le difficile équilibre entre réflexion et action, une nouvelle (fiction) de Fabien Cloutier et un poème de Shawn Cotton, un regard historique sur le mouvement social des midinettes par Marc-André Cyr, un commentaire de Christian Desmeules sur les effets des prix littéraires au Québec, de même qu’une section «collages» et plusieurs autres textes et données (dont la visualisation de données sur les romans québécois hors les frontières).

 

Un nouveau numéro, encore fait de diversité et de cohérence, qu’il fait bon lire !

 

Pour se mettre en appétit, voici un bref extrait de l’introduction à ce 3e numéro par Nicolas Langelier, rédacteur en chef du magazine :

 

Le temps d'agir[…] Le printemps 2012 aura été glorieux à bien des points de vue.  Mais son échec ultime, en tant que catalyseur d’une population que l’on aurait voulu voir exiger des changements concrets et profonds, me semble lié à une chose bien simple : l’absence de continuité entre la contestation de la rue et la réalité concrète de la vie.  Collectivement, individuellement, nous avons échoué à être des passeurs, des relayeurs de cette contestation.  Nous n’avons pas réussi à l’amener du coin de la rue à l’Assemblée nationale, cette dernière se contentant d’y voir ce qui l’arrangeait, fermant les yeux sur le reste.

 

Il faut s’y mettre maintenant.  S’il y a eu le temps de la réflexion, puis le temps de la contestation, le temps de l’action est certainement venu.  Parce que le temps lui-même presse, bien sûr, quand il n’est pas déjà carrément trop tard : la planète est au bord de l’écocide, l’ouverture pour une véritable réforme du monde de la finance est en train de se refermer, le sinistre Stephen Harper continue de faire des dommages irréversibles à notre tissu social et à notre conception même de ce que c’est que d’être citoyen.  Et vous pouvez ajouter ici le problème urgent de votre choix.

 

Le temps presse, aussi, parce que la vie est courte, comme nous le rappelle Sénèque dans le Grand essai de ce numéro, mais en plus «nous ne vivons que la plus infime partie du temps de notre vie» – le reste est gaspillé en activités futiles, en plaisirs fugaces, en «busyness», pour reprendre le terme de David Allen.

 

Mécènes fondateurs de Nouveau ProjetGo, donc.

 

Mais pour ce faire, bien sûr, il faudra faire abstraction du chant des sirènes, des leurres des réseaux sociocommerciaux, de la surabondance de stimulus qui nous assaillent chaque jour, du matin au soir.  Il faudra se concentrer sur ce qui est important.

 

Il faudra aussi passer par-dessus le cynisme qui est devenu notre seconde nature.  En commençant par comprendre que ce cynisme n’est pas notre faute, n’est pas inné : il est le résultat d’un demi-siècle d’une sphère politique contrôlée par les faiseurs d’image et les publicitaires.  Comme l’écrivait Hannah Arendt, «le plus sûr résultat à long terme du lavage de cerveau est un genre particulier de cynisme – un refus absolu de croire en la vérité de quoi que ce soit, si bien établie que puisse être cette vérité.  En d’autres termes, le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront désormais acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel se trouve détruit.»

 

Grosse commande, donc : (re)trouver un sens à notre action.  Autrement dit : agir pourquoi, pour qui, dans quelle direction ? […]»

 

Nicolas Langelier, Intro – Le temps d’agir, NP03, pp. 14 à 17.

 

Pour mieux percevoir l’esprit de ce magazine, on peut aussi (re)lire l’Introduction de Nicolas Langelier au numéro fondateur de Nouveau Projet : «premier engagement».

 

NP03Nouveau Projet 03

Publié le 22 mars 2013

162 pages

ISBN : 978-2-924153-54-3

 

*Le magazine Nouveau Projet paraît deux fois par année, en mars et en septembre – l’abonnement au magazine Nouveau Projet inclut aussi deux petits livres par année, dont le premier était signé par les philosophes Patrick Turmel et David Robichaud sur la notion de «Juste part», le second était un récit intitulé «Année rouge» signé par Nicolas Langelier sur la contestation sociale au Québec en 2012, et le troisième à paraître en avril 2013 est signé par Samuel Archibald et aura pour titre «Le sel de la terre».