Le 16 septembre 2011 est décédé à l`âge de 90 ans, victime d`un cancer, l`historien français de la philosophie Lucien Jerphagnon à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine). Son épouse Thérèse, sa « meilleure moitié », comme il aimait l`appeler, lui a communiqué son amour pour l`Espagne dont elle enseignait la langue. Il avait un frère cadet, le physicien Jean Jerphagnon (1936-2005). Il était le spécialiste de saint Augustin dont il a dirigé la traduction des Oeuvres complètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade », chez Gallimard. Il s`est aussi consacré à l`étude de la transition du polythéisme au christianisme dans l`Empire romain. Il était également le disciple et l`ami du philosophe français Vladimir Jankélévitch (1903-1985), lui-même imprégné de culture grecque et judéo-chrétienne. Il était de même proche de Pierre Grimal (1912-1996), spécialiste de la civilisation romaine, de l`historien Paul Veyne, spécialiste de la Rome antique et de l`helléniste française Jacqueline de Romilly (1913-2010). Il a été aussi le professeur du philosophe français Michel Onfray durant ses études de philosophie.
De 1966 à 1984, il fut conseiller auprès de l`Institut international de philosophie (CNRS, et UNESCO) où il a dirigé la Bibliographie de la philosophie, éditée depuis 1937. À cette même institution, il fréquenta entre autres l`homme de lettres et romancier Jean d`Ormesson. Il fut l`un des membres fondateurs du Centre international d`études platoniciennes et aristotéliciennes d`Athènes. Professeur émérite des Universités, il fut lauréat de l`Académie française pour Vivre et philosopher sous les Césars (Privat, 1980) et de l`Académie des sciences morales et politiques pour la publication du Tome 1 de l` Histoire de la pensée : Antiquité et Moyen Age dans la collection « Approches » chez Tallandier en 1989. Spécialiste de la pensée grecque et romaine, il fut correspondant de plusieurs revues scientifiques étrangères. Il était également animé par la volonté de faire redécouvrir les mythes anciens, susceptibles d`éclairer les événements du monde moderne autant que la complexité de l`homme.
Il naît à Nancy (Meurthe-et-Moselle) le 7 septembre 1921. Il passe son enfance à Bordeaux, cette ville si chère à son cœur. À l`École pratique des hautes études, il suit les cours de l`historien Jean Orcibal (1913-1991), grand spécialiste du jansénisme et du mysticisme de l`âge classique. En 1962, il consacre une thèse de psychologie au savant et penseur français Blaise Pascal (1623-1662), publiée aux PUF. En 1965, il soutient sa thèse de doctorat sous la direction de Vladimir Jankélévitch, De la banalité. Essai sur l`ipséité et sa durée vécue, elle est publiée chez Vrin dans la collection « Problèmes et controverses », en 1966. Il est Docteur ès Lettres (Philosophie), Docteur en psychologie, Diplômé de l`École des Hautes Études d`histoire, Maître de Conférences à l`Université de Caen. Il enseigne l`histoire de la pensée antique et médiévale, d`abord à Besançon, en 1966, comme maître de conférences, puis à Caen, en tant que professeur, de 1970 à 1984, année de sa retraite où Luc Ferry lui succède. On le considère comme une référence pour l`enseignement de la philosophie antique, discipline qu`il choisit à contre-courant de la pensée existentialiste en vogue à ses débuts. Il est attaché de recherche au C.N. R. S. et professeur au Lycée Janson-de-Sailly, à Paris. Il est également chargé des travaux pratiques à la Sorbonne de 1962 à 1966, maître-assistant à l`Université de Besançon et membre de l`Équipe de Recherches 209 au C.N.R.S.
Dès le lycée, il se sent attiré par l`Antiquité. Particulièrement marqué par l`expérience de la captivité durant la Seconde Guerre mondiale, dénoncé, il est prisonnier en Allemagne de 1943 à 1945 dans un camp de travail du côté de Hanovre, versé dans une usine d`explosifs, pour avoir refusé de partir au Service du travail obligatoire (STO). Il en sort deux ans plus tard, libéré par l`armée britannique. De cette déportation, il en revient détruit. Toutefois, la philosophie va lui rendre sa raison d`être. De cette période, il retire une aversion profonde pour la violence politique qu`elle soit l`œuvre du fascisme ou du communisme. En 1949, il découvre l`œuvre de Vladimir Jankélévitch à travers la première édition du Traité des vertus (Bordas). Admirateur du général de Gaulle (1890-1970), il est allergique à tous les dogmes idéologiques. À cet égard, il s`attache à combattre les idées reçues, notamment à propos de l`empereur Julien, dit l`Apostat (Seuil, 1986), malmené par la tradition chrétienne. En quête d`un absolu qui lui redonne foi en l`homme, il fait alors deux rencontres déterminantes : Jean Orcibal et Vladimir Jankélévitch.
Son œuvre compte une trentaine d`ouvrages. Dans les années 50, il publie Le mal et l`existence (Éd. Ouvrières, 1955), Pascal et la souffrance (Éd. Ouvrières, 1956), Servitude de la liberté ? (Arthème Fayard, 1958), L`homme et ses questions (Éd. du Vitrail, 1958). Dans les années 60, Pascal, Introduction et textes choisis (Éd. Ouvrières, 1960), Qu`est-ce que la personne humaine ? (Privat, 1961), Le caractère de Pascal (PUF, 1962), Introduction à la philosophie générale (S.E.D.E.S.-C.D.U., 1969) et Vladimir Jankélévitch, ou de l`Effectivité (Seghers, 1969). Dans les années 80, il publie Vivre et philosopher sous l`Empire chrétien (Privat, 1983), Histoire de la Rome antique : Les armes et les mots (Tallandier, 1987) ainsi qu`un essai sous forme romanesque, Caïus, le dernier verdict (Tallandier, 1987). Il a, par ailleurs, dirigé le Dictionnaire des grandes philosophies (Privat, 1973) et l`Histoire des grandes philosophies (Privat, 1980). Il est aussi l`auteur d`essais philosophiques : De la banalité : Essai sur l`ipséité et sa durée vécue (Vrin, 1966), Introduction à la philosophie générale (SEDES-CDU, 1969). En 1991, il publie Le Divin César. Étude sur le pouvoir dans la Rome impériale (Tallandier). En 2004, une nouvelle édition revue, corrigée et enrichie des dernières parutions de ce même ouvrage paraît sous le titre Les Divins Césars. Idéologie et pouvoir dans la Rome impériale (Tallandier). Dans les années 2000, il publie plusieurs titres dont : Saint Augustin. Le pédagogue de Dieu (Gallimard, 2002), Les Dieux ne sont jamais loin (DDB, 2002), Le petit livre des citations latines (Tallandier, 2004), Augustin et la sagesse (DDB, 2006), Lavdator Temporis Acti (C`était mieux avant, Tallandier, 2007), Au bonheur des sages (Hachette, 2007), un roman historique La Louve et l`Agneau (DDB, 2007), Entrevoir et Vouloir. Vladimir Jankélévitch (La Transparence, 2008), La tentation du christianisme avec Luc Ferry (Grasset, 2009), La … Sottise ? (Albin Michel, 2010).
Son dernier ouvrage De l`amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles (Albin Michel, 2011) est un livre d`entretiens avec la journaliste française Christiane Rancé publié le 1er septembre, quelques jours avant sa mort. D`ailleurs, cette dernière lui rend hommage dans Le Monde des religions, no. 50 (novembre-décembre 2011) à la page 73. De lui, elle affirme : « C`est que Lucien Jerphagnon était attentif à l`Autre, cette ipséité unique dont la présence, ainsi que celle du monde, ne cessait pas de l`étonner, et qu`il a toujours placée au cœur du mystère. Il revendiquait la séparation de son église, un agnosticisme mystique où Plotin dialoguait avec le Christ, et de son état d`historien et philosophe, d`écrivain et professeur ». À cela s`ajoute, la parution ce mois-ci, du livre Connais-toi toi-même…et fais ce que tu aimes (Albin Michel, 2012), un recueil d`articles de Lucien Jerphagnon présentés par l`écrivain et éditeur français Stéphane Barsacq. En effet, Jerphagnon a publié tout au long de sa carrière nombre de textes développés avec brio : des articles grand public ou savants, légers et polémiques, drôles et inattendus. On retrouve donc dans ce livre un choix des meilleurs inédits de ce grand spécialiste de l`Antiquité, relus et retravaillés par ses soins. Mentionnons que Lucien Jerphagnon a dédié Connais-toi toi-même…et fais ce que tu aimes à l`académicien Jean d`Ormesson, celui-là même qui signe la préface de Les armes et les mots, volume qui regroupe les trois ouvrages majeurs suivants : Histoire de la Rome antique, Les Divins Césars et Histoire de la pensée. L`ouvrage paraîtra le 8 mars prochain dans la collection « Bouquins » chez Robert Laffont.
Signalons en terminant que Philosophie Magazine, no. 36 (février 2010) consacrait sa rubrique « Entretien » à Lucien Jerphagnon aux pages 61-65 (propos recueillis par Nicolas Trung). Mentionnons également que Philosophie Magazine, no. 50 (juin 2011) a publié un Hommage à Vladimir Jankélévitch par Lucien Jerphagnon dans lequel il évoque le souvenir de son maître, aux pages 82 et 83 et dont l`œuvre vient d`être rééditée. De plus, le Magazine littéraire, no. 514 (décembre 2011) a publié aux pages 92-96 un entretien réalisé en 2010, et resté inédit, par le journaliste et docteur en philosophie Mathias Leboeuf avec Lucien Jerphagnon. Aussi, Le Point, no. 2055 (2 février 2012) publie dans la rubrique « Culture », un article de Thomas Mahler intitulé « Jerphagnon nous écrit de l`Olympe, aux pages 78-79.
Pierre Lemay a enseigné la philosophie au Cégep de Trois-Rivières de 1977 à 2014, année de sa retraite. Il a été adjoint au coordonnateur du Département de Philosophie du Cégep de Trois-Rivières en 1980-81. Il est membre-fondateur de la Société de Philosophie du Québec (SPQ) en 1974. Il fut également archiviste-adjoint de la SPQ en 1981 et 1982 et membre du Comité de rédaction du Bulletin de la SPQ de 1981 à 1984. Il est aussi membre-fondateur de la Société de Philosophie des régions au coeur du Québec en 2017. De plus, il est membre de l`Institut d`histoire de l`Amérique française depuis 1993 et membre de la Corporation du Salon du livre de Trois-Rivières depuis 2015. Il collabore à PhiloTR depuis sa création en 2004.