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Jan Michel est professeur au Département de Philosophie du Cégep de Trois-Rivières depuis 2009. Il est aussi le coordonnateur du programme d'études en Histoire et Civilisation depuis 2017.

[NDLR : l’article qui suit a d’abord été publié dans la revue « Philosopher. La revue de l’enseignement de la philosophie au Québec », Numéro 26, Printemps 2013 (pages 26 à 29).  Nous le reproduisons ici avec les autorisations nécessaires.]

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RoboCop est-il humain?

Par Guy Béliveau, Jan Michel et Martin Hould

Professeurs au Cégep de Trois-Rivières

 

 

C’est dans le cadre de la 2e édition de la « Semaine de la philosophie » au Cégep de Trois-Rivières que nous avons eu le grand plaisir d’accueillir les étudiants, les étudiantes et le grand public à une soirée « Ciné-philo ». Cela se passait au Théâtre et nous avions par conséquent un écran géant, un technicien du son et des microphones à notre disposition. Quel film avons-nous pris l’initiative de présenter? RoboCop! et ce n’est pas une blague…

 

Rappelons que ce long-métrage a été réalisé par Paul Verhoeven en 1987. Il a donné naissance à deux suites et à une série télé. Un  remake  est d’ailleurs prévu pour 2014. Il faut avouer que nous avons rendu plusieurs de nos collègues perplexes avec ce choix et, même chez les jeunes adultes, plusieurs se demandaient en quoi un film pareil pouvait être lié à la philosophie. Comme on le dit souvent dans nos classes, la philosophie est « partout autour de nous ». C’est avec cette idée en tête que nous avons choisi une œuvre du cinéma populaire, afin de montrer que la réflexion philosophique n’était pas exclusive au cinéma d’auteur et aux œuvres dites « sérieuses ».

 

Bien sûr, RoboCop est avant tout un film d’action. C’est aussi une œuvre de science-fiction. Pour certains, il est difficile d’imaginer qu’une réflexion philosophique puisse tirer son origine d’un film où le protagoniste est un robot justicier. Pourtant, dans son genre, le film de Verhoeven est remarquable. Bien que beaucoup connaissent ce policier de métal, peu savent que le film a été présenté dans plusieurs festivals sur la scène internationale et qu’il a récolté plusieurs prix dans différentes catégories : meilleur réalisateur, meilleur film de science-fiction, meilleurs effets spéciaux et choix du public. À cela s’ajoute un Oscar pour les meilleurs effets sonores et une nomination à ces mêmes Oscars pour le meilleur montage. Au-delà des prix remportés, si plus de 25 ans après sa sortie RoboCop figure toujours dans la plupart des palmarès des meilleurs films de science-fiction, alors c’est parce que derrière les pétarades se trouve une œuvre qui frappe l’imaginaire et donne matière à une réflexion.

Le contexte qui a donné lieu à cette création cinématographique est lié de près à l’apparition de nouvelles sciences comme la robotique et la biotechnologie. C’est dans cette période que le développement des prothèses et des implants a connu un essor important avec le  stimulateur cardiaque et le premier défibrillateur implantable notamment. Ce n’était plus alors qu’une question de temps avant que la projection futuriste d’un  cyborg  perfectionné ou d’un  robot  s’installe dans l’imaginaire collectif par l’entremise du 7e art.

 

Il vaut d’ailleurs la peine de clarifier quelques termes avant d’aller plus loin dans la présentation des thèmes importants du film. D’abord, qu’est-ce qu’un cyborg? Le mot lui-même « cyb-org » est l’union des deux termes « cybernétique » et « organisme ». La cybernétique est la science de la communication de l’information, synonyme ici d’informatique. Le terme « organisme » se réfère quant à lui à un aspect biologique, ce qui fait en sorte que le mot « cyborg » renvoie immédiatement à l’idée d’un être qui est conçu à partir de composantes informatiques et à partir d’organes vivants. Il peut donc s’agir d’un être humain qui a reçu des greffes de parties mécaniques, des prothèses, des implants, des puces, etc. Par opposition au cyborg, un simple robot peut difficilement être considéré comme un être humain, car il est purement mécanique. Dans le cadre du visionnement du film, la question qui se pose alors est la suivante : RoboCop est-il humain? Est-il un cyborg très perfectionné ou simplement un robot, une machine?

 

Cette question nous plonge au cœur de l’anthropologie philosophique, car nous sommes tout sauf des choses, nous sommes des personnes.

 

En philosophie, pour comprendre une notion, il est souvent très utile de savoir à quoi elle s’oppose. Par exemple, la conception matérialiste s’oppose à la conception spiritualiste selon laquelle l’être humain ne se réduit pas à son corps (en particulier à son cerveau), mais est composé en plus d’une conscience immatérielle. Si on oppose le cyborg (ou le robot) à l’être humain, la question « qui sommes-nous? » prend un tout autre éclairage. Jusqu’où peut-on modifier le corps d’un humain  à l’aide de prothèses, de puces électroniques, d’implants (en particulier dans le cerveau) sans que son humanité soit perdue? Quelle est alors la limite entre le biologique et le mécanique ? À partir de quel niveau d’artificialité le mélange  informatique et organique  devient-il impropre à la manifestation de la nature humaine?

 

Poser cette question aux collégiennes et aux collégiens ─ RoboCop est-il humain? ─ oriente alors leurs réflexions directement sur l’essence du 2e cours de philosophie : quelle est la spécificité de l’humain? Est-ce la raison? Le langage? La liberté? Comment certains philosophes l’ont pensé? Sommes-nous des humains parce que nous sommes capables d’amour et d’amitié? Parce que nous savons qu’un jour nous allons mourir? Une spécificité dans son essence, l’humain en a-t-il vraiment une? En effet, si les matérialistes avaient raison, si ce que nous appelons notre vie mentale, à savoir nos pensées, nos émotions, nos souvenirs, etc., se réduisaient à de l’activité électrochimique entre les neurones du cerveau, comment alors pourrait-on établir une différence essentielle entre un humain, un cyborg, ou même un robot doué d’intelligence artificielle?

 

Ce questionnement nous transporte sans doute loin dans notre imaginaire, mais c’est parce que la fiction est en train de devenir notre réalité : la révolution biotechnologique qui fera de nous des corps informatisés, robotisés, améliorés ne fait que commencer. Voilà une raison de plus pour choisir RoboCop : il devient de plus en plus urgent de réfléchir à ces questions et ce film offre un point de départ riche en enseignements.

 

Il faut toutefois noter que certaines scènes du film sont particulièrement violentes, notamment lorsque Murphy, un policier, se fait mutiler cruellement à coups de fusil dans le cadre de ses fonctions (c’est d’ailleurs après avoir succombé à ses multiples blessures que son corps sera récupéré par la compagnie privée OCP pour concevoir RoboCop). Nous pouvons débattre de la gratuité de ces scènes violentes, mais celles-ci pourraient offenser des jeunes autant que des adultes (le film avait été classé 18 ans et plus à l’époque). Il est donc important de faire les avertissements nécessaires avant le visionnement.

 

Maintenant, à quoi pourrait ressembler un débat philosophique sur l’humanité de RoboCop? Quels sont les arguments pour et les arguments contre auxquels nous pouvons nous attendre? Commençons par la position affirmative. Il y a plusieurs scènes du film qui présentent le robot justicier avec des réactions émotives très fortes. Il y a la scène où, après avoir retrouvé où habitait Murphy avant d’être assassiné, RoboCop accède spontanément à des souvenirs touchants sur sa vie antérieure (celle de Murphy) et sur sa famille. Il s’ensuit une colère impulsive ainsi que des actions qui inspirent un goût de vengeance envers les criminels qui ont éliminé Murphy, ce qui donne un regard nouveau sur ce pantin à la voix et aux mouvements artificiels. Des liens avec Rousseau, Hume et Freud peuvent alors se dessiner assez aisément pour faire ressortir comment les sentiments (pitié, haine, sympathie et dégoût) et les pulsions peuvent être impliqués dans un grande partie de l’action dite humaine.

 

De plus, les manières qu’a RoboCop de manier son arme, de conduire sa voiture et de réagir avec ses collègues laissent entendre qu’il a une certaine personnalité, une certaine individualité dans ses choix, bien que ceux-ci soient tous soumis à des lois intégrées dans son système informatique. Est-ce un signe manifeste de son existence, au sens sartrien du terme, révélant ainsi une relation particulière avec ses entours? C’est défendable. À la fin du film, le héros mécanisé finit même par s’identifier à ses souvenirs de Murphy, car il signifie au grand patron de l’OCP qu’il doit l’appeler « Murphy ».

 

RoboCop est également capable de faire des raisonnements rationnels : retrouver ses assassins et planifier ses interventions par exemple. Il peut aussi s’adapter à des situations imprévues et trouver des solutions originales aux problèmes qu’il rencontre. Y a-t-il alors une partie rationnelle qui manifeste en lui une liberté de pensée, comme le dirait Aristote? Y a-t-il là une substance pensante, se demanderait Descartes?

 

Par contre, plusieurs autres scènes et quelques autres aspects du robot justicier pourraient être exploités pour mettre en évidence son absence d’humanité véritable. Des sceptiques pourraient soutenir que les manières du pantin de métal ne donnent qu’une image de l’humain qu’il était avant d’être complètement modifié. Ces éléments ne sont que des imitations de Murphy puisque celui-ci a été déclaré cliniquement mort par les médecins. Il serait donc davantage une sorte de zombie et non un être humain à part entière.

 

Également, il ne reste pratiquement plus rien d’organique en lui. Son visage a gardé sa forme humaine, mais il ne manifeste plus aucun trait particulier lorsqu’il s’exprime : il ne rit pas et il ne pleure jamais non plus. Sa capacité à ressentir de l’empathie semble elle aussi limitée : lorsque la victime d’une tentative de viol saute dans ses bras pour le remercier, RoboCop répond mécaniquement que la procédure à suivre est de contacter le centre d’aide aux victimes.

 

Puis, sa prétention à la liberté est grandement entachée par la directive 4 de son programme qui l’empêche d’appréhender un chef de la compagnie qui l’a créé (OCP), et cela, même si ce dirigeant est un dangereux criminel. Dans une autre scène, alors qu’il s’apprête à se venger de l’homme qui l’a tué, la directive qui l’oblige à obéir aux lois l’empêche de passer à l’action.  Il semble donc être totalement contrôlé par des directives préétablies dans ces scènes précises, ce qui laisse entendre que peut-être au fond, toutes ses actions qui avaient des apparences humaines n’étaient en réalité que de simples réactions issues d’un programme informatique et complexe.

 

Bien sûr, ces arguments en faveur du fait que RoboCop n’est pas humain sont valides seulement si nous considérons que le fait d’être programmé n’est pas compatible avec le fait d’être humain. Si au contraire nous adoptons une approche béhavioriste à la Skinner, alors peut-être que ces scènes mettant en évidence l’aspect prédéterminé des choix de RoboCop ne sont pas des raisons pour le disqualifier du genre humain puisque tous ici sur terre font face à cette même condition. Peut-être que la liberté de ses choix n’est qu’une illusion, mais cela ne le rend pas moins humain puisque tous les choix que les hommes et les femmes font sont des actes illusoirement libres, comme l’expliquerait Spinoza.

 

Bref, le débat philosophique sur la nature humaine peut ainsi se développer à partir de l’analyse de très nombreuses scènes du film et, en fait, nous n’avons ici qu’effleuré le potentiel réflexif de l’ensemble de l’œuvre. Il y a tout le volet éthique et politique qui aurait pu être également exploité. De nombreux personnages du film, pas juste RoboCop, vivent des dilemmes qui mettent en scène des conflits qui ont des enjeux éthiques et politiques. En fait, dans la trame narrative du film, la création de RoboCop est elle-même directement liée à un conflit de nature politique : la grève des policiers et le recours à une compagnie privée pour assurer la sécurité de la ville de Détroit. C’est d’ailleurs une perspective du film que Thierry Hoquet fait ressortir avec beaucoup de perspicacité dans sa Cyborg philosophie (2011, p. 10) : « Robocop est donc une identité sous copyright : c’est […] l’individu dépouillé de sa personne et de sa liberté, assigné à devenir le valet du capitalisme et de la bourgeoisie. » Il y a en effet une critique très acerbe du capitalisme dans le scénario qu’ont conçu les écrivains Edward Neumeier et Michael Miner…

 

C’est pourquoi même si RoboCop a plus de 25 ans, même si la magnificence des effets spéciaux de l’époque n’est plus du tout comparable avec celle d’aujourd’hui, même si la version française des dialogues est parfois risible, il ne faut pas s’étonner si les collégiens et les collégiennes applaudissent spontanément à la fin du film (c’est ce qui nous est arrivé) : ils sont contents d’avoir vécu pendant quelques moments la complexité d’un monde futur… qui ressemble drôlement au monde dans lequel ils vivent présentement.

 

Bon cinéma!

 

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BIBLIOGRAPHIE

Hoquet, Thierry (2011), Cyborg philosophie, Seuil : Paris.

 

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