«Qu’il s’agisse des vestiges ou du corps d’autrui, la question est de savoir comment un objet dans l’espace peut devenir la trace parlante d’une existence, comment inversement une intention, une pensée, un projet peuvent se détacher du sujet personnel et devenir visibles hors de lui dans son corps, dans le milieu qu’il se construit.»
– Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (p.401)
Le 14 mars 2008 marque le centenaire de la naissance du philosophe français Maurice Merleau-Ponty, dont le parcours fut interrompu par sa mort précoce en 1961. Auteur de très nombreux ouvrages, ce n’est que depuis peu qu’on reconnaît son travail en tant qu’œuvre philosophique originale, quoique cette reconnaissance est loin d’avoir véritablement obtenu son rayonnement dans la culture, celle qu’on dit «de l’honnête homme», c’est-à-dire dans cette culture qui dépasse la sphère académique et les «milieux savants». Cela dit, deux filons peuvent s’avérer utiles pour esquisser les lignes de force de cette œuvre : d’abord, la désignation fort à propos de François Alquié (1947), ensuite reprise par Alphonse de Waelhens (1951), de «philosophie de l’ambiguité», puis celle d’Emmanuel Alloa qui, dans La résistance du sensible (2008), aborde l’œuvre de Merleau-Ponty comme une réflexion «sur ce qui résiste», et par là même comme une «critique de toute idéologie de la transparence, que ce soit la croyance en une transparence de soi à soi, du soi et de son savoir, du soi et de l’Autre.» (p. 16).
Bien évidemment, lorsque François Alquié et Alphonse de Waelhens parlent d’ambiguïté, ils ne désignent pas par là une philosophie qui demeurerait floue, vague, imprécise. Au contraire, l’aspect positif de la désignation apparaît clairement lorsqu’on remarque que lors de sa «Leçon inaugurale» à la Chaire de philosophie du prestigieux Collège de France, en 1952, Merleau-Ponty mentionne que :
«Le philosophe se reconnaît à ce qu’il a inséparablement le goût de l’évidence et le sens de l’ambiguïté. Quand il se borne à subir l’ambiguïté, elle s’appelle équivoque. Chez les plus grands elle devient thème, elle contribue à fonder les certitudes, au lieu de les menacer.»
Quand il a auparavant occupé la Chaire de psychologie de l’enfant et de pédagogie de l’Université de La Sorbonne (de 1949 à 1952) – ce qui ne saurait trop surprendre lorsqu’on examine le résumé de ces enseignements à la lumière de La structure du comportement et de la Phénoménologie de la perception – Merleau-Ponty s’était longuement attaché, dans le cours qu’il a donné sur «Les relations avec autrui chez l’enfant», à clarifier la distinction entre l’ambivalence et l’ambiguïté, tout en discutant des travaux de Mélanie Klein et de Else Frankel-Brunswick (en partant de son étude corrélationnelle entre attitude et organisation perceptive). Selon cette distinction, l’ambivalence réfère à un état où l’on procède par dichotomies absolues, où les alternances sont tranchées et où on ne peut pas pleinement reconnaître que d’un côté comme de l’autre, on se réfère à un même être (ou un même phénomène). La reconnaissance de l’ambiguïté, elle, se définit plutôt comme une capacité à assumer non seulement les nuances, mais aussi les phénomènes de transition, voire la cohabitation des oppositions ou des tensions au sein d’un même être (ou d’un même phénomène). Pour ainsi dire, on peut reconnaître l’état controversé d’un sujet donné, l’ambiguïté du phénomène, sans vivre cela sous le mode d’une polémique où les choses apparaîtraient au travers d’une dichotomie impliquant un partage tranché entre vérité absolue et pure errance, entre vainqueur et vaincu. Précisons cependant que Merleau-Ponty prend le soin de distinguer ce qui est (ou doit être), et la manière de l’aborder. Aussi, il marque ses distances avec une attitude «psychologisante» qui voudrait réduire la valeur des jugements à de simples conditions psychologiques propres aux énonciateurs. Cela étant dit, on peut comprendre qu’au travers de l’expression de «philosophie de l’ambiguïté», on retrouve l’évocation d’une réflexion qui tente délibérément de se tourner vers les racines des phénomènes, celles qui peuvent donner lieu à des traditions diverses, voire opposées.
L’une des premières et principales antinomies que Merleau-Ponty tente de surmonter, ou du moins de réexaminer dans une mise en relief des prises de perspective, c’est celle qui oppose l’intellectualisme et l’empirisme (ou l’intuitionnisme et le naturalisme, ou encore le criticisme et le positivisme). Au sujet de cette tentative de dépassement de ces antinomies semblant insolubles, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec l’importance que prend l’art de Cézanne pour Merleau-Ponty. Parmi les multiples attraits qu’exercent les œuvres de Cézanne, on ne peut pas négliger cette similarité entre leurs efforts respectifs : si Merleau-Ponty veut concilier les apports de positions «adverses» en philosophie, Cézanne, au niveau pictural, effectue une percée entre les traditions de «l’impressionnisme» et du «réalisme», ce qui ne saurait le laisser indifférent.
D’ailleurs, il faut souligner l’importance que revêtent les arts dans la réflexion de Merleau-Ponty. L’attention aux arts est présente dans l’ensemble de ses travaux, et déjà dans un ouvrage fort technique tel que l’est La structure du comportement, qui part d’une considération des perspectives scientifiques, on y retrouve cette attention aux arts, dont témoigne notamment un passage sur Le Greco (p. 219 et suivantes) – un passage qui, soit dit en passant, annonce clairement les développements qui seront faits dans son article sur «Le doute de Cézanne». Cette attention aux arts, et en particulier aux arts visuels, ira croissante, mais il n’est pas anodin de remarquer que malgré le nombre de réflexions et de publications qu’il y consacre, on ne retrouve pas chez lui de considérations sur une esthétique qui s’apparenterait à une théorie critique de l’art ou du goût. Par exemple, il n’émet aucune considération sur la question du Beau, ni sur l’élaboration des catégorisations, des «critères esthétiques» ou des «genres», si ce n’est que pour dire que ce qui retient son attention, c’est toute «parole parlante» (par opposition à une «parole parlée»).
À ce sujet, on peut et on doit, me semble-t-il, faire un pas de plus : cette attitude dans l’attention aux arts, chez Merleau-Ponty, touche en définitive à un fondamental nœud entre philosophie et non-philosophie. Entre les deux, il n’y a pas pour lui un clivage, mais un empiètement – sujet auquel il consacre d’ailleurs des réflexions au Collège de France ; et où là aussi le thème de l’ambiguïté peut prendre sens. Les arts ne font pas partie de ses réflexions simplement afin de lui servir d’exemples, ni pour être l’objet d’une mise en application de ses théories, ils y sont présents en tant qu’ils peuvent diversement contribuer à nourrir ses réflexions sur l’effort de dire et de représenter. Même si philosophie et arts ne jouent pas sur les mêmes registres et qu’il ne faudrait pas les confondre, il considère qu’ils ne fonctionnent pas de manière étanche et qu’au travers de leurs efforts respectifs, il y a à apprendre pour les uns et les autres. Cette attitude à l’égard des rapports entre philosophie et non-philosophie, précisons-le, dépasse d’ailleurs son attention aux arts et touche tout autant aux rapports qu’il entretient avec les sciences.
De la Phénoménologie de la perception, on a souvent cité – sans la contextualisation appropriée – ces mots stipulant que la phénoménologie serait «le désaveu de la science», malheureusement sans mentionner la phrase qui vient peu après, où il est mentionné que ce n’est que «si nous voulons penser la science elle-même avec rigueur, en apprécier exactement le sens et la portée, [qu’]il nous faut réveiller d’abord cette expérience du monde dont elle est l’expression seconde.» Que de confusions auront été engendrées par cette mise hors contexte, voire entretenues comme s’il s’agissait de mettre en opposition philosophie et science. Mais là encore, même s’il importe de ne pas confondre les registres où se situent ces différents types de discours, il apparaît que pour Merleau-Ponty, les deux ne fonctionnent pas en vase clos. Lorsqu’il soumet au CNRS son projet de recherche sur la nature de la perception (qui débouchera sur la publication de ses deux thèses de doctorat que sont La structure du comportement et la Phénoménologie de la perception), il est frappant de constater que dans la liste (de trois pages et demie) des ouvrages qu’il cite, si l’on y retrouve des ouvrages en philosophie, en revanche aucun des philosophes classiques n’y apparaît, mais en contrepartie on y retrouve plusieurs travaux en neurologie, en psychopathologie et en psychologie expérimentale. Le constat semble clair pour lui : si la philosophie peut être la source des sciences, en retour les sciences peuvent aussi être la source de questionnements ou de réévaluations philosophiques. D’ailleurs, le dialogue entre philosophie et non-philosophie demeurera très présent dans le cours de ses réflexions : outre les domaines déjà mentionnés, auxquels s’ajoutent la gestaltpsychologie, la psychosociologie et la psychanalyse, il est aussi attentif à des structuralistes tels que Jacobson et Lévi-Strauss, de même qu’il est le premier, comme le rappelait Roland Barthes, à introduire en philosophie les travaux de linguistique de Ferdinand de Saussure. Qui plus est, il faut insister pour dire que la relation n’est pas unilatérale, que le dialogue a lieu dans les deux sens et que Merleau-Ponty demeure soucieux d’apporter une contribution afin de surmonter des difficultés conceptuelles auxquelles les sciences comportementales de son époque sont aux prises. Par exemple, le biologiste et psychologue Frederik J. J. Buytendijk cite de nombreuses fois les travaux de Merleau-Ponty dans son Traité de psychologie animale (PUF, 1952). Par contre, cette ouverture du dialogue lui a parfois été reprochée, l’un de ses critiques disant que ses travaux étaient par là même destinés à vaincre ou périr avec la science, ce qui dans un cas comme dans l’autre les aurait condamnés en tant que philosophie. On peut cependant se demander si sa manière de concevoir les rapports entre philosophie et non-philosophie ne vient pas, en fait, renouer avec une longue tradition, où la figure du savant et celle du philosophe n’étaient pas sans liens.
Si la notion de «philosophie de l’ambiguïté» évoque bien la démarche de Merleau-Ponty, celle de «critique des idéologies de la transparence» permet de cerner quelques-uns des thèmes développés dans son œuvre. Un premier socle est constitué par ses analyses de la perception, qui débouchent sur l’idée que «toute conscience est conscience perceptive», c’est-à-dire que toute conscience est en prégnance, ce qui permet d’éviter certains des écueils découlant de la conception selon laquelle on pose d’emblée, comme point de départ aux analyses, que «toute conscience est conscience de quelque chose» (d’où les écueils, car certaines données, comme le temps et le corps, par exemple, échappent à la pure séparation entre «pensée» et «objet de pensée»). Cette idée de «conscience perceptive» pose alors un certain nombre de prégnances : il y a prégnance entre la conscience et la corporéité, tout comme il y a prégnance du corps à un certain milieu (il est situé dans celui-ci, tout autant qu’ouvert sur celui-ci) – un milieu qui s’offre en tant qu’ouverture à un monde (notons que Merleau-Ponty n’emprunte pas la notion de «milieu» à Heidegger, pour qui cette notion désigne un encerclement, mais plutôt au neurologue Kurt Goldstein, pour qui la notion de «milieu» renvoie à un «débat» et une ouverture). D’ailleurs, le corps est lui-même touché et touchant, il est tout à la fois corps-objet et corps-sujet, corps-perçu (et analysé) et corps-percevant (et analysant). Ces prégnances indiquent déjà un bon nombre d’opacités, traçant des résistances tant aux idéologies de la transparence qu’aux réductionnismes. Et, par cette remise en situation, on peut aussi mieux entrevoir qu’au travers de ces entrelacements, le corps apparaîtra comme un premier lieu de l’expressivité, de l’avènement de sens. On retrouve ainsi, aux côtés des réflexions sur le corps, la perception et le milieu, l’un des autres grands thèmes de l’œuvre de Merleau-Ponty : le langage.
En continuité des considérations mentionnées, Merleau-Ponty s’efforce de prendre la mesure des imbrications que ça l’a pour le langage. Qu’il s’agisse tout autant de prose que de poésie, le langage apparaît comme étant plus qu’un moyen, il se révèle être une manifestation. C’est-à-dire que la parole ne s’avère pas être la simple traduction d’une idée qui existerait déjà indépendamment de tout langage, elle en est sa modulation, son façonnement. Merleau-Ponty prend donc par là position contre une tendance très forte, celle de l’idéologie de la transparence du langage (ou l’idée d’un «langage pur»), qui s’accompagne bien souvent d’une croyance en la transparence de l’individu face à sa propre pensée (et identité) – c’est-à-dire la croyance voulant que le sens des pensées et comportements soit parfaitement limpide pour celui qui les accompli. À ce sujet, il faut noter que les considérations de Merleau-Ponty sur le langage dépassent les cas de la prose et de la poésie et s’attachent tout autant à prendre en considération les expressions non verbales – en particulier en ce qui a trait à la peinture, mais aussi à la musique. En fait, pour saisir un peu mieux ce qui résiste alors à la transparence, il convient d’évoquer la notion de «style» qui, chez Merleau-Ponty, n’émerge pas spécifiquement du langage, mais advient d’abord en tant que rapport au monde, puisant ses racines au sein même de la perception – «déjà, la perception stylise», dira-t-il. Dès lors, la médiation devient une partie prenante de la formation des pensées comme des expressions et représentations (mentales, verbales, picturales, etc.).
Enfin, après s’être attaché à tenter de comprendre les imprégnations entre ces divers éléments, on peut sans doute entrevoir un peu mieux pourquoi, au cours de ses dernières réflexions tournées vers la Nature et l’ontologie, plutôt que certains concepts classiques, émergeront au sein de son langage philosophique des notions telles que chair, entrelacs, dimensionnalité, verticalité, empiétement, charnière, Être de prégnance, Être de porosité…
Patrice Létourneau est enseignant en philosophie au Cégep de Trois-Rivières depuis 2005. Outre son enseignement, il a aussi été en charge de la coordination du Département de Philosophie pendant 8 ans, de juin 2009 à juin 2017. Il est par ailleurs l’auteur d’un essai sur le langage, le sens et l’interprétation (Éditions Nota bene, 2005), ainsi que d’autres publications avec des éditeurs reconnus. Il collabore à PhiloTR depuis 2005. (Article sur PhiloTR | Site personnel)