Avatar photo

Patrice Létourneau est enseignant en philosophie au Cégep de Trois-Rivières depuis 2005. Outre son enseignement, il a aussi été en charge de la coordination du Département de Philosophie pendant 8 ans, de juin 2009 à juin 2017. Il est par ailleurs l'auteur d'un essai sur la création, le sens et l'interprétation (Éditions Nota bene, 2005) ainsi que d'autres publications avec des éditeurs reconnus. Il collabore à PhiloTR depuis 2005.

Paul Cézanne, peintre à Aix-en-Provence, interrogeait la vision.  Selon lui, « peindre signifie penser avec son pinceau. »  Son souhait était de joindre les acquis du mouvement réaliste et de l’impressionnisme.  D’offrir une exemplification de la rencontre possible de ces pôles.  Cette rencontre ne constituerait cependant pas un point de vue absolu – ses diverses périodes le manifestant d’ailleurs.  Dans sa période médiane, on peut voir dans ses natures mortes l’expression du mouvement du regard.

 

Considérons un exemple :


Paul Cézanne, Nature morte au panier de fruits, 1888-1890, huile sur toile, 64 x 80 cm, œuvre au Musée d’Orsay, à Paris. SOURCE : The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei. DVD-ROM, 2002. ISBN 3936122202.  Reproduction de l’œuvre mise sous Licence de documentation libre GNU et rendue disponible sur Wikimedia Commons.  Voir l’autorisation.

 

Au premier coup d’œil, on peut être porté à n’y voir que des fruits, un panier, des objets… et se demander quel intérêt il peut bien y avoir à peindre ce genre de truc.  On en viendrait finalement à se demander pourquoi donc Cézanne a bien pu déclarer ceci :

« Tenez, ce que je n’ai pas encore pu atteindre, ce que je sens que je n’atteindrai jamais dans la figure, dans le portrait, je l’ai peut-être touché là… dans ces natures mortes…  Je me suis scrupuleusement conformé à l’objet…  J’ai copié…  Celle-là, tenez.  Il y a des mois de travail dessus.  Des pleurs, des rires, des grincements de dents. »  (Cézanne à Joachim Gasquet).

C’est que l’intérêt d’une toile comme celle ci-dessus ne tient pas vraiment dans son sujet de représentation (une nature morte), mais plutôt dans ce que la manière de représenter rend visible.  Et qu’est-ce qui est rendu visible ?  Dans le présent exemple, c’est le mouvement du regard.  Ce mouvement du regard apparaît si on fixe notre attention sur l’un des centres d’organisation que Cézanne fait advenir dans sa toile.  Par exemple, en fixant l’espace, en haut de la nappe, entre le pot de gingembre et le panier de fruits.  Ou encore, l’espace au bas de la chaise, à la gauche du haut du panier, près du triangle verdâtre.

 

Lorsqu’on regarde ces points, l’organisation des objets semble parfaitement cohérente.  Mais si on analyse la composition, on se rendra compte que Cézanne a intégré pour ce faire des angles de vue qui sont incompatibles entre eux.  Par exemple, le bas du panier de fruits est peint vu de gauche, mais l’anse du même panier est peinte vue de droite.  Surprenant, non ?  Lorsqu’on l’analyse, la toile est remplie de ces « déformations cohérentes ».  Mais – et c’est là la force de Cézanne – lorsque notre regard se promène aux endroits voulus, ces déformations et « incompatibilités » sont imperceptibles.

 

Ceci offre une représentation peinte suggérant le mouvement du regard.  Qu’est-ce à dire ?  Si on fixe un objet autour de soi, ou un point particulier de la pièce où l’on est, le point fixé devient le centre où s’organise le reste des éléments dans notre champ perceptif.  Cette organisation pourra être illustrée, par exemple, avec l’emploi d’un point de fuite.  Mais à l’instant même où le regard est en mouvement, il n’y a pas encore de point de fuite à partir duquel tout s’organiserait.  Pendant que notre regard se promène (pour faire l’exercice, on peut promener notre regard tout en marchant, ça devient plus évident), il n’y a alors rien comme un point de fuite qui soit présent.  Dans la Nature morte au panier de fruits ci-dessus, c’est ce que Cézanne rend visible : le moment où des objets surgissent à notre regard et où on a l’impression que notre vision transperce l’espace, avant même qu’un « point de fuite » ne se soit encore organisé.

 

Bien sûr, il n’en est pas toujours ainsi chez Cézanne.  Dans sa dernière période, où il réalise une centaine d’œuvres (huiles et aquarelles) de la montagne Sainte-Victoire, c’est plutôt le caractère « naissant » des choses qui le préoccupe…


Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire, vue des Lauves, 1902-1904, huile sur toile, 70 x 92 cm, œuvre au Philadelphia Museum of Art, à Philadelphie. SOURCE : The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei. DVD-ROM, 2002. ISBN 3936122202.  Reproduction de l’œuvre mise sous Licence de documentation libre GNU et rendue disponible sur Wikimedia Commons.  Voir l’autorisation.

*

–> Pour aller plus loin : Patrice Létourneau, Le phénomène de l’expression artistique, (exemplification avec Paul Cézanne au chapitre 3), Québec, Éditions Nota bene, 2005.

**

L’auteur met ce texte disponible sous licence Creative Commons, selon les conditions by-nd-nc (Paternité – Pas de Modification – Pas d’Utilisation Commerciale).