NDLR : L’article qui suit de notre collègue et amie Natacha Giroux a d’abord été publié dans «Le Devoir de philo» du 8 mars 2014, à l’occasion de la Journée internationale des femmes.
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Une charte des valeurs québécoises libérerait-elle la femme de ses corsets?
Pour la philosophe française Éliette Abécassis, «le féminisme s’est construit contre l’homme tout en le prenant comme modèle»
Par Natacha Giroux
Ph.D., professeure de philosophie au cégep de Trois-Rivières, l’auteure a notamment publié, en collaboration avec Laurent Giroux, Du bonheur. Étude de l’éthique à Nicomaque d’Aristote (ERPI, 2003) et De la prudence. Étude du Charmide de Platon (ERPI, 2002).
«Hommes et femmes, tous égaux. Les femmes québécoises de toutes origines et de toutes croyances doivent bénéficier des mêmes droits, du même respect et des mêmes chances de réussite que les hommes. Cette valeur essentielle doit toujours nous guider. »
C’est ainsi que le « gouvernement propose d’établir qu’un accommodement religieux ne puisse être accordé que s’il respecte l’égalité entre les femmes et les hommes ». Voilà l’affirmation d’une des valeurs mentionnées sur le site de la charte des valeurs québécoises.
D’autre part, parmi les cinq propositions de modification de la charte, il est écrit « d’encadrer le port des signes religieux ostentatoires ».
C’est donc dire que ce projet est soucieux de l’égalité et que, pour cette raison, certains employés de l’État devraient enlever tout signe susceptible d’être interprété comme un symbole de domination.
Cette proposition, dans son essence même, soulève donc le problème d’une possible inégalité hommes-femmes dans la mesure où le port du voile, par exemple, serait porté par soumission à l’homme davantage que par foi religieuse.
Sommes-nous encore une fois confrontés à l’une des nombreuses facettes de ce qu’Éliette Abécassis appelle le « corset invisible » de la femme ?
Éliette Abécassis est cette philosophe juive française qui a écrit notamment plusieurs romans ainsi que des essais, dont Le corset invisible (Albin Michel), paru en 2007, en collaboration avec Caroline Bongrand et qui pose la question suivante : « Est-ce que la femme connaît aujourd’hui une vie meilleure ? » Abécassis fait le constat suivant : « La libération de la femme ne l’a pas libérée, elle l’a au contraire esclavagisée. »
Mais comment Abécassis en arrive-t-elle à cette conclusion ? Dès les toutes premières pages de cet essai, la philosophe écrit ceci : « Le corset, avec l’avènement du féminisme, a disparu de nos armoires. Aujourd’hui, notre ventre et nos mouvements sont libres, et nous pouvons respirer. Mais notre corps et notre esprit sont enfermés, comprimés, atrophiés dans un corset plus insidieux que celui des siècles précédents, parce qu’il ne se voit pas. […]
«Aujourd’hui, le corps de la femme est en fait contrôlé par l’épuisement à la tâche, les régimes et les nouvelles normes de beauté. Son esprit, soi-disant affranchi de la domination masculine, se trouve sous l’emprise de la société dans son ensemble, qui semble conspirer contre elle. »
La femme se soumet à toutes sortes d’impératifs extérieurs à elle. Et, pour Abécassis, non seulement elle s’y soumet, mais elle en est la principale complice. Or, en ce qui a trait à la religion, il est difficile, voire impossible, de sonder une conscience afin de découvrir en toute bonne foi d’où vient l’impératif.
Vient-il des propres convictions de la personne, de ses croyances, de sa foi, ou est-il imposé de l’extérieur, par sa culture ou la reconnaissance implicite d’une relation inégale (différente) entre l’homme et la femme ? D’où la difficulté d’en connaître le véritable motif.
Mais pourquoi la femme se serait imposé un tel corset ? se demande-t-on. La philosophe nous explique que tout découle du fait suivant : « Le féminisme s’est construit contre l’homme tout en le prenant comme modèle. »
En prenant l’homme comme modèle, en voulant faire comme l’homme puisque cela semblait être le moyen d’obtenir l’égalité, la femme s’est prise dans un piège, celui de jouer les deux rôles en même temps, d’homme et de femme.
Porter deux chapeaux
Il est évident que le travail est un excellent moyen de s’épanouir. Il permet de sortir de la routine familiale, de socialiser, de se réaliser et d’obtenir une autonomie financière. Le travail est un possible, en termes sartriens, qui doit être envisageable pour tous ceux qui le désirent, peu importent le sexe, la race, la religion.
Le problème, c’est que la femme, lorsqu’elle choisit de travailler à l’extérieur de la maison, ne délaissera pas pour autant les tâches qui lui incombent parce que mère, ou du seul fait d’être femme.
Tradition ? Pression sociale ? Culpabilité ? Sens du devoir exacerbé ? Allez-y voir…
Mais le constat est le suivant : porter deux chapeaux, c’est trop. « Le féminisme a exigé que la femme obtienne les mêmes droits que l’homme, mais il ne l’a pas pour autant débarrassée de ses devoirs de femme et de mère. La femme se retrouve donc à subir une double charge, avoir un double emploi, tenir un double rôle, avec le défi de réussir sa vie professionnelle.
« Ainsi, comme on l’a vu, loin d’avoir libéré la femme, le féminisme l’a projetée dans une double aliénation, celle du foyer et celle de la compétition professionnelle. » À la fin de cet essai, Abécassis tire les conclusions suivantes : « En “libérant la femme”, le féminisme l’a enfermée dans une multiplicité de rôles qui sont incompatibles les uns avec les autres, et même contradictoires : travailler et s’occuper des enfants, gagner de l’argent et être épouse, faire le ménage et être séduisante le soir, être enceinte et être mince. Les femmes occupent tous les rôles. »
L’écrivaine Nelly Arcan soulèvera, en continuité avec la philosophe, le problème de la «burka de chair» (Seuil, 2011).
Pour Arcan, la pression subie par la femme se situe principalement au niveau du corps : obsession de la beauté, de la minceur, de la jeunesse. Une obsession créée par la peur du vieillissement qui conduit certaines femmes à une sorte d’acharnement esthétique.
Nancy Huston, dans sa préface à Burka de chair, explique ainsi le concept : « Dans certaines régions du monde, on recouvre les filles d’un voile quand elles deviennent nubiles, et le problème est réglé. Chez nous, il ne se règle jamais. Les femmes occidentales se recouvrent, écrit Nelly Arcan, d’une “burka de chair”. » D’une façon ou d’une autre, la femme se retrouve corsetée… et voilée.
Force est donc de constater que la femme d’aujourd’hui porte un corset de plus en plus serré : exigences professionnelles, exigences d’ordre esthétique, de mère, d’épouse ou de conjointe…
Le poids des exigences religieuses
Comme le soulève Martha C. Nussbaum dans Les religions face à l’intolérance (Climats, 2013), les opposants à la burka manquent de cohérence et devraient également contester toutes les pratiques réificatrices au sujet de la femme. Et on peut certes y ajouter le poids des exigences religieuses.
Croire, c’est aussi faire des concessions : porter le hidjab peut en être une pour témoigner de sa foi. Dès lors, comment décréter lequel de ces corsets est le plus serré, et pour qui ?
Dire oui à cette proposition de charte, est-ce un pas de plus pour l’égalité de la femme ou, au contraire, un recul ? Parce que le fait de se prononcer en faveur de la charte pourrait avoir comme conséquence d’empêcher une femme d’obtenir l’autonomie financière.
Une «burka de chair»
Ainsi, au moment où la charte souhaite « encadrer le port des signes ostentatoires », nous devons également nous demander, comme société qui prône la liberté et l’égalité, ce qu’il en est de ce corset invisible, voire de cette « burka de chair » portée comme une croix par les femmes d’aujourd’hui ?
N’y a-t-il pas là des signes ostentatoires tout aussi dommageables pour la femme et sur lesquels nous n’intervenons pas ?
La perspective d’Abécassis nous aide à mieux cerner les enjeux de ce débat : le voile demeure un symbole d’inégalité entre les hommes et les femmes, mais il ne faudrait pas pour autant oublier toutes les autres facettes à propos de la condition féminine, inhérentes à notre société.
Natacha Giroux, Ph.D., est professeure de philosophie au Cégep de Trois-Rivières. Elle a notamment publié, en collaboration avec Laurent Giroux, Du bonheur. Étude de l’éthique à Nicomaque d’Aristote (ERPI, 2003) et De la prudence. Étude du Charmide de Platon (ERPI, 2002). Elle a aussi publié dans Philo & Cie, dans Le Devoir, ainsi qu’aux Presses de l’Université Laval.