L`année 2014 marque le 50e anniversaire de l`attribution du Prix Nobel de littérature, le 22 octobre 1964, au philosophe et écrivain français Jean-Paul Sartre (1905-1980). Peu de temps avant d’être annoncé officiellement, la rumeur se répand que Sartre va recevoir le Prix Nobel. À cet effet, pendant plusieurs heures, l’Agence France Presse (AFP) est la seule à donner l’information de ce refus. À l’origine du scoop, le journaliste François de Closets parvient à recueillir la réaction du lauréat rebelle, attablé dans un restaurant parisien. Toute l’après-midi, Sartre est ensuite inaccessible. Celui-ci écrit alors, le 14 octobre 1964, une lettre d’excuses au Secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise, demandant de ne pas lui attribuer le prix, mais elle n`est pas arrivée entre les mains dudit Secrétaire perpétuel. Toutefois, à ce moment, Sartre ne se doute pas de l’irrévocabilité des décisions du jury. Quoiqu`il en soit, cinquante ans après, ce refus reste un phénomène exceptionnel et Jean-Paul Sartre est l’un des lauréats des Prix Nobel les plus célèbres grâce à ce geste.
Ainsi donc, le 14 octobre de la même année, Sartre décline ce prix y voyant une tentative de récupération. En ce sens, il invoque plusieurs motifs. En premier lieu, son refus constant des distinctions officielles (Légion d`honneur en 1945, Chaire au Collège de France dans les années 1950). Mais aussi sa conviction qu`« un écrivain qui prend des positions politiques, sociales ou littéraires ne doit agir qu`avec les moyens qui sont les siens, c`est-à-dire la parole écrite et que toutes les distinctions qu`il peut recevoir exposent ses lecteurs à une pression qui n`est pas souhaitable ». Enfin son constat selon lequel « dans la situation d`aujourd`hui, dit-il, le prix Nobel se présente objectivement comme une distinction réservée aux écrivains de l`Ouest ou aux rebelles de l`Est ». Or, par ce refus, il affiche sa marginalité pour participer par la suite à tous les grands combats de son temps. En effet, il choisit, au côté de l`écrivaine française Simone de Beauvoir (1908-1986), durant ses dernières années, la contestation systématique de la société et du pouvoir en soutenant les groupes gauchistes ou en haranguant, en 1970, les ouvriers de la régie Renault en grève.
Frappé de cécité en 1973, il meurt le 15 avril 1980 à Paris. Un dernier hommage lui est rendu le jour de son enterrement, le 19 avril 1980, où 50,000 personnes suivent sa dépouille. Mentionnons que l`essentiel de sa philosophie est exposé dans L`Être et le Néant (Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1943) et dans la Critique de la raison dialectique (Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1960).
Le Prix Nobel de littérature
Le Prix Nobel de littérature récompense annuellement, depuis 1901, un écrivain ayant rendu de grands services à l’humanité grâce à une œuvre littéraire qui, selon le testament du chimiste suédois Alfred Nobel (1833-1896), « a fait la preuve d’un puissant idéal ». Il est considéré comme le prix le plus prestigieux du monde. Dans le cas de Sartre, l`Académie suédoise lui décerne ce prix (250,000 couronnes) « pour son œuvre d`imagination qui, en raison de son esprit de liberté et de poursuite de la vérité, a exercé une influence de haute portée sur notre époque ».
L`Académie suédoise
Mentionnons que depuis sa création en 1901, le Prix Nobel de littérature a également été remis à d`autres philosophes : en 1908 au philosophe allemand Rudolf Christoph Eucken (1846-1926), en 1927 au philosophe français Henri Bergson (1859-1941), en 1950 au philosophe britannique Bertrand Russell (1872-1970). Ajoutons à ces lauréats, le nom de l`écrivain français Albert Camus (1913-1960) qui le reçoit en 1957.
L`année 1964
En janvier 1964, il publie un récit autobiographique qui est en même temps une parodie, Les Mots (Gallimard, coll. « Blanche »), évocation ironique d`une enfance au moment de l`accès à la lecture et à l`écriture. Avec la publication de ce livre, dont la rédaction remonte à 1953-1954, il atteint une réussite incontestable sur le plan littéraire. Mais, il refuse cette distinction honorifique considérant que « L`écrivain doit refuser de se laisser transformer en institution, même si cela a eu lieu sous les formes les plus honorables, comme c`est le cas » ou d`être canonisé de son vivant. La même année, il passe un troisième été en U.R.S.S. et fait paraître, chez Gallimard, Situations IV, V, VI. En 1964 toujours, il autorise à nouveau la représentation de la pièce de théâtre Les Mains sales (1948). Il participe aussi au Colloque organisé par l`UNESCO, à Paris, du 21 au 23 avril 1964 sur le philosophe danois Sören Kierkegaard (1813-1855). La publication des conférences paraît le 15 juin 1966 chez Gallimard dans la collection « Idées, 106 » sous le titre Kierkegaard vivant. Cette même conférence est reprise, en 1972, dans Situation IX (Gallimard, coll. « Blanche » et en 1990 dans la collection « Tel » chez Gallimard). Le 19 octobre voit la publication du premier numéro de l`hebdomadaire français Le Nouvel Observateur (Jean Daniel, qui vient de quitter L`Express, en est le président fondateur et rédacteur en chef), placé sous le double patronage de l`homme politique français Pierre Mendès France (1907-1982) et de Jean-Paul Sartre. Ce dernier prend également part, le 9 décembre, au débat à la Maison de la Mutualité, à Paris, sur « Que peut la littérature ? », organisé par le journal Clarté.
Autres refus célèbres et cas particuliers
En 1925, l`écrivain et dramaturge irlandais George Bernard Shaw (1856-1950) reçoit le Prix Nobel de littérature. Mais il refuse la récompense pécuniaire, arguant simplement qu’il n’en a pas besoin. Il revient sur sa décision, mais fait don de la somme pour la traduction d’oeuvres suédoises en anglais.
Fait intéressant, en 1949, l`écrivain français Julien Gracq (1910-2007) publie La Littérature à l`estomac (Éd. José Corti), pamphlet dans lequel il dénonce les compromissions commerciales du monde littéraire de cette époque. En 1951, ce même auteur publie Le Rivage des Syrtes (Éd. José Corti) et refuse le Prix Goncourt décerné à son roman la même année.
Rappelons aussi que le 23 octobre 1958, l`écrivain soviétique Boris Pasternak (1890-1960) reçoit le Prix Nobel de littérature, ce qui déclenche la colère des autorités soviétiques qui le considère comme un « agent de l`Occident capitaliste, anti-communiste et anti-patriotique ». Or, il est contraint de refuser cette distinction et ne peut se rendre à Stockholm. En 1957, il fait éditer aux Éditions Feltrinelli en Italie, sans l`accord des autorités soviétiques, un roman Le Docteur Jivago, qui déclenche contre lui une campagne de critiques et de tracasseries policières qui l`obligent à décliner ce prix. Le livre raconte l`odyssée d`un médecin, pendant la guerre et les premières années de la Révolution russe. Sans attaquer la Révolution, le roman revendique courageusement les droits de l`individu et de l`artiste. Conséquemment, le livre est alors interdit en Union soviétique jusqu`en 1988. Exclu de l`Union des écrivains d`U.R.S.S. en 1958, il est réhabilité en 1987.
Il y a également l`écrivain d`origine belge naturalisé français Henri Michaux (1899-1984) qui, en 1965, refuse le Grand Prix national des lettres, créé en 1950 par le ministère de la Culture français pour couronner un écrivain qui contribue au rayonnement des lettres françaises.
En 1970, l`écrivain et dissident soviétique Alexandre Soljenitsyne reçoit le Prix Nobel de littérature, ce qui provoque une campagne de haine à son égard dans la presse soviétique. Il ne peut se rendre à Stockholm de peur d’être déchu de sa nationalité soviétique et de ne pouvoir rentrer en URSS. Mais, il essuie le refus de l’Académie suédoise d’organiser la cérémonie dans son ambassade de Moscou, où l’écrivain est assigné à résidence pour ses opinions dissidentes. Il recevra finalement sa récompense 4 ans plus tard, avec une cérémonie digne de ce nom. Signalons qu`en 1945, il est arrêté pour avoir critiqué l`homme politique soviétique Joseph Staline (1879-1953) dans une lettre à un ami, ce qui lui vaut huit ans de camp de travail. À partir de 1964, toutes ses œuvres sont interdites en Union soviétique mais paraissent à l`étranger. En 1969, il est exclu de l`Union des écrivains soviétiques. Arrêté en 1974, il est, par décret du praesidium du Soviet suprême de l`U.R.S.S., déchu de la citoyenneté soviétique et expulsé. Il se réfugie à ce moment à Zurich (Suisse). En 1976, il réside aux États-Unis (Vermont). En juin 1989, l`interdiction de publication de ses œuvres est levée en Russie et il choisit de revenir dans son pays natal en 1994.
Pierre Lemay a enseigné la philosophie au Cégep de Trois-Rivières de 1977 à 2014, année de sa retraite. Il a été adjoint au coordonnateur du Département de Philosophie du Cégep de Trois-Rivières en 1980-81. Il est membre-fondateur de la Société de Philosophie du Québec (SPQ) en 1974. Il fut également archiviste-adjoint de la SPQ en 1981 et 1982 et membre du Comité de rédaction du Bulletin de la SPQ de 1981 à 1984. Il est aussi membre-fondateur de la Société de Philosophie des régions au coeur du Québec en 2017. De plus, il est membre de l`Institut d`histoire de l`Amérique française depuis 1993 et membre de la Corporation du Salon du livre de Trois-Rivières depuis 2015. Il collabore à PhiloTR depuis sa création en 2004.