NDLR : le vendredi 6 mars 2015 a eu lieu au Cégep de Trois-Rivières une journée provinciale de réflexion thématique pour les profs de philosophie, organisée par le sous-comité du CEEP. Est ici reproduite l’Allocution de Raymond-Robert Tremblay, prononcée au début de cette journée.
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« Tout change et se transforme » [Cicéron]
Par Raymond-Robert Tremblay
Directeur général du Cégep de Trois-Rivières
C’est avec enthousiasme que je me joins au Comité des enseignantes et des enseignants de philosophie (CEEPhilo) et à notre dynamique département pour vous souhaiter la bienvenue au Cégep de Trois-Rivières.
J’ai écrit dans mon invitation que la formation philosophique, sa rigueur et son amplitude, prédispose à développer une vision à la fois humaniste et systémique de l’éducation collégiale. Mais la formation philosophique aura-t-elle encore la même place à l’avenir? Au collégial, doit-on privilégier la formation à la philosophie, ou par la philosophie? Grandes questions qui se posent avec acuité à la suite du dépôt du rapport final du chantier sur l’offre de formation collégiale – communément appelé rapport Demers – dont les remises en question éveillent à nouveau les craintes et les anticipations. [1]
Nous savons maintenant que de toutes les propositions de ce rapport, l’équipe dirigée par Nicole Rouillier et Robert Poulin est loin de privilégier une réforme de la formation générale. D’abord parce que ses préoccupations principales tournent surtout autour de l’accessibilité à la Formation technique et à la diplomation des jeunes et des adultes pour répondre aux besoins de l’économie et de l’emploi, du financement de la formation continue et de l’introduction d’une meilleure souplesse dans le Règlement sur le régime des études collégiales, le RREC. Ensuite, un calendrier provisoire de travail place cette question à la toute fin des travaux et fait état de premières propositions à l’automne 2016, voire à l’hiver 2017.
Ensuite il est important de souligner que Guy Demers et son équipe ne font aucune recommandation précise concernant la formation générale, hormis un vague appel à l’actualisation. Il traite prudemment la question dans un épilogue. Résumons ses réflexions.
Réaffirmant son importance, le rapport reprend d’abord les divers avis du Conseil supérieur de l’éducation. En abrégé : la formation générale devrait être assouplie, adaptée aux choix étudiants et aux secteurs de formation. Les établissements devraient avoir plus de latitude pour répondre aux besoins du milieu. Le personnel enseignant devrait avoir une plus grande latitude pédagogique. (p.130-131)
Ensuite, le rapport compare divers systèmes éducatifs professionnels postsecondaires. On y découvrirait l’importance universelle des langues et « la capacité de raisonner de façon critique et de résoudre des problèmes » (p.132)
Les rédacteurs semblent apprécier spécialement ce qui se fait en Ontario où les établissements sont autonomes dans le cadre de directives générales consistant en formation générale à suivre 3 à 5 cours : « Les cours de formation générale doivent se rapporter aux cinq thèmes suivants : les arts dans la société, le citoyen, le social et le culturel, la croissance personnelle, la science et la technologie. » (p.133)
Sans copier ce qui se fait ailleurs, Demers conclut que « … la formation générale doit évoluer. Elle a bien servi le modèle collégial jusqu’ici, mais son déphasage avec l’évolution de la société depuis les 50 dernières années compromet la valeur de son apport pour les années à venir. » (p.134)
Après que le ministre Bolduc eut déclaré son intention de mettre en œuvre les recommandations du rapport Demers, madame Rouiller a reçu le mandat de piloter un comité de travail de haut niveau afin de déterminer les actions à entreprendre pour mettre en œuvre les recommandations et coordonner les travaux de six sous-groupes de travail. L’un d’entre eux porte sur les questions pédagogiques, ce qui inclut la dimension de la formation générale et de l’épreuve uniforme. Nous en sommes là. Les travaux ont commencé et on nous promet qu’ils comporteront des consultations de la communauté collégiale.
Première considération : à voir le traitement que l’autre épilogue du rapport Demers a reçu, je m’interroge sur la volonté réelle derrière ces demi-recommandations. Après quelques cris d’alarme, sans entrer réellement dans le fond du débat, l’ex-ministre Yves Bolduc excluait son abolition :
« L’épreuve de français va être maintenue, il n’y aura pas de diminution au niveau des critères de qualité et au niveau de la correction. Ce que j’ai dit, c’est qu’on allait apporter plus de soutien aux élèves et s’il y a des élèves qui ont des difficultés particulières, par exemple un enfant avec une dyslexie importante, il faudrait à ce moment-là en tenir compte. Mais on va attendre les recommandations des experts à ce niveau-là», a déclaré le ministre. (Le Devoir, 28 octobre 2014.)
On reconnaîtra que le ministre dévie de la question, même si ses propos concernent évidemment une problématique importante. Notez que la question demeure tout de même au calendrier de travail du comité Rouillier.
Concernant le contenu de la formation générale, les disciplines qui la composent, ses devis, les intentions sont très floues et les opinions très partagées, aussi bien au Ministère, dans la population, que parmi les dirigeants de collèges, contrairement à ce que certains commentaires récents, dans la presse et sur le Web, laissent entendre. C’est une chose de réclamer de la souplesse ou une formation générale spécifique adaptée aux programmes d’études techniques dans une perspective de réussite scolaire, et c’en est une autre de définir clairement quel serait le contenu d’une nouvelle formation générale ou ce que devrait être la place et le rôle de la philosophie en son sein. Ici les détails importent.
En outre, il ne faudrait pas croire que les enseignants sont tous derrière une forme ou l’autre du statu quo. Certains professeurs de formation technique souhaitent une adaptation de la formation générale aux caractéristiques de leurs étudiantes et étudiants. D’autres, en sciences humaines notamment, aimeraient bien se tailler une place en formation générale plus importante que celle qu’ils ont actuellement dans les cours complémentaires : la philosophie n’a pas le monopole de l’esprit critique et de la conscience citoyenne, arguent-ils. Toute chose étant égale par ailleurs, de telles ouvertures aux choix des élèves pourraient entraîner de profonds changements au volume des cours offerts dans telle ou telle discipline particulière.
Une seule chose me paraît claire à ce moment-ci : il y a de bonnes probabilités que le changement en formation générale soit pour demain… ou après-demain ! Après tout, la versatilité du monde exprimée par Cicéron s’applique aussi à la philosophie elle-même.
D’ailleurs, plusieurs enseignantes et enseignants de philosophie souhaitent eux-mêmes une révision de son enseignement. Je me rappelle qu’il y a 20 ans, plusieurs ont critiqué les devis ministériels, l’approche dite «par compétences», et ces compétences elles-mêmes souvent définies par des tâches d’écriture assez scolaires : le texte argumentatif, la dissertation, etc. L’occasion vous sera-t-elle donnée de transformer cela ? Il est toujours possible de proposer.
C’est d’ailleurs assez surprenant de constater à quel point le mouvement de «philosophie pour enfant» suscite l’adhésion générale. Il serait important d’en tirer avantage pour l’enseignement collégial, non pas pour s’y réduire bien sûr, mais pour y lire un besoin social auquel il est pertinent de répondre. Plusieurs le font déjà, mais se sentent à l’étroit dans les devis ministériels : pourrait-on en profiter pour y faire entrer un peu d’air ?
Ce sera un débat difficile, car derrière les principes et les diverses définitions que nous pourrions adopter de la culture générale, il y a aussi des emplois et des professeurs non permanents qui pourraient subir des impacts importants d’une réforme. C’est l’une des raisons qui rendent ces débats si intenses, même si peu d’intervenants consentent à en parler ouvertement. Ce sera sain de le faire aussi.
En terminant, je vous invite à adopter une approche proactive plutôt que réactive. Proposez, vous serez écoutés. La seule défense du statu quo peut fonctionner – ce fut généralement le cas lors de la dernière tentative de révision des devis il y a une dizaine d’années – mais elle peut aussi échouer, car les pressions sur les collèges sont nombreuses présentement et le financement de la formation générale pourrait devenir un enjeu aussi. À ce moment-là vous seriez bien avisés d’avoir des propositions constructives à faire. Cela facilitera le travail des personnes d’influence qui sont disposées à se porter à la défense de l’enseignement de la philosophie dans nos collèges.
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[1] Incidemment, ce rapport a été lancé au Cégep de Trois-Rivières, bien qu’au moment de son lancement, personne au cégep n’en connaissait le contenu, ni la démarche que le ministre comptait initier. Il est important de mentionner que, contrairement à une rumeur diffusée sur Facebook, le Collège n’a pas pris position en faveur de ces recommandations ni ne participe aux travaux du comité Rouillier ou de ses sous-groupes de travail. Le cégep était l’hôte de l’événement, comme il est aujourd’hui celui de vos assises.