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Patrice Létourneau est enseignant en philosophie au Cégep de Trois-Rivières depuis 2005. Outre son enseignement, il a aussi été en charge de la coordination du Département de Philosophie pendant 8 ans, de juin 2009 à juin 2017. Il est par ailleurs l'auteur d'un essai sur le langage, le sens et l'interprétation (Éditions Nota bene, 2005), ainsi que d'autres publications avec des éditeurs reconnus. Il collabore à PhiloTR depuis 2005. (Article sur PhiloTR | Site personnel)

Intro NP04Le magazine Nouveau Projet, après avoir consacré son numéro fondateur de l’hiver 2012 au thème «(Sur)vivre au 21e siècle» (y examinant l’état de nos horizons, une préoccupation qui est en phase avec le sous-titre du magazine : Idées, récits et modes d’emploi pour le 21e siècle), puis avoir consacré son 2e numéro au thème «Quel progrès?» (y examinant la question de possibilité des finalités humaines/sociales, de l’idée de progrès et des discours dits «progressistes», un questionnement qui est en phase avec l’idée de faire de ce magazine un «catalyseur et point de rassemblement des forces progressistes du Québec des années 2010») et après avoir consacré son 3e  numéro au thème «Le temps d’agir» (y examinant sous divers angles le rapport entre pensée et action, entre action et volonté, de même que le rapport entre l’action et le temps disponible en intégrant au magazine le texte de Sénèque à propos De la brièveté de la vie), le magazine a publié le 20 septembre 2013 le 4e numéro qui est cette fois traversé des trames de questionnements sur l’authenticité, les faux-semblants et l’engagement sincère.  Par-delà l’éclectisme propre à ce magazine, il y a une cohérence indéniable dans la suite des thèmes.

 

BD accouchementAvec ce 4e numéro, Nouveau Projet demeure fidèle à l’idée de créer «un magazine qui n’a pas peur de mélanger le journalisme et la littérature, la philosophie et la bande dessinée, la culture pop et la haute culture, les idées et les émotions, le je et le nous».  Tout comme le magazine demeure fidèle à l’idée d’inclure un texte par numéro qui relève des «grands essais» – contemporains ou classiques.  Si dans le dernier numéro ce «grand essai» était la publication/adaptation intégrale du texte de Sénèque au sujet De la brièveté de la vie (NP03), qui lui-même succédait à l’essai de Jonathan Franzen (NP02) et à l’essai de Joan Didion (NP01), dans ce

André Laurendeau étonnementnuméro-ci l’équipe éditoriale de Nouveau Projet a retenu un (court) essai d’André Laurendeau sur «La prédisposition à l’étonnement» (essai paru initialement en 1964 dans le magazine Maclean).  Précédé d’une introduction par Jonathan Livernois (professeur de littérature au Collège Édouard-Montpetit), cet essai d’André Laurendeau interpelle non seulement la vertu de l’étonnement – concept dont la valeur n’est pas étrangère à l’étincelle philosophique de plusieurs –, mais aussi celles de l’humilité et de la charité face aux idées et postures de la jeunesse montante.  Veillir, est-ce qu’une affaire biologique ?  Et être mature, est-ce aussi qu’une affaire biologique ?  Que l’on soit d’accord ou non avec Laurendeau, il y a dans cet essai une riche matière à réflexion qui dépasse les générations.

 

Commentaire sur AaronEn matière de réflexion philosophique, ce numéro de Nouveau Projet publie aussi un commentaire de Pierre-Yves  Néron (québécois originaire de Chicoutimi, Maître de conférences en éthique économique et sociale à l’Université Catholique de Lille en France, et auparavant chercheur postdoctoral auprès de Joseph Heath au Centre for Ethics de l’University of Toronto,  chercheur postdoctoral au Centre de Recherche en Éthique de l’Université de Montréal, titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université de Montréal, ainsi que, préalablement, d’une maîtrise en philosophie de l’Université du Québec à Trois-Rivières), un commentaire dis-je, à propos du livre du philosophe étasunien Aaron James intitulé Assholes : A theory – et dont le commentaire est intitulé sans ambages : «Qu’est-ce qu’un trou d’cul ?» (pp. 136-139).  Misant sur une analyse philosophique à partir d’une expression se retrouvant dans le langage populaire, Aaron James suit la voie tracée par des universitaires étasuniens tels que Henry G. Frankfurt avec On bullshit et John Perry avec son ouvrage sur La procrastination.  Outre une typification qui se veut rigoureuse face à ce concept (quelle est la différence spécifique entre un «trou d’cul» et un tricheur, un salaud, un psychopathe, un menteur, un idiot, un «gros cave», etc. ?), l’ouvrage d’Aaron James traite d’une question que le commentaire de Pierre-Yves Néron met en relief : «le «trou d’cul» fournirait-il une clé pour comprendre le capitalisme contemporain, les menaces à l’égalité démocratique, les aspects les plus machistes de notre culture, ou encore une bonne partie de nos désagréments quotidiens ?»  Et puis, les idéaux de compétition chers à certains partisans d’un «esprit» particulier du capitalisme ne génèrent-ils pas des réflexes de pensée qui peuvent se ranger dans l’une des catégories du «trou d’cul», où les individus se considèrent dans leur «bon droit» d’agir comme ils le font pour le «bien» tout en se sentant dignes des privilèges qu’ils s’accordent ?  Si la bullshit analysée par Henry G. Frankfurt mettait en perspective que le ressort principal de la bullshit est une négation du pouvoir de distinguer le vrai du faux – et même,  de s’en soucier –, le trou d’cul de Aaron James met en perspective que le ressort principal de ce type d’être au monde est la négation d’une certaine égalité ontologique et de l’égale considération dans les échanges quant à l’appréhension des biens et des maux.  Le vocable pourra plaire (pas de langue de bois) tout comme il pourra déplaire (l’expression est gratuitement provocante), mais il reste que le commentaire met en lumière qu’au travers de cette expression populaire de «trou d’cul», il y a des enjeux fondamentaux.

 

Start-up à BerlinD’ailleurs, pour les personnes qui se sont intéressées aux mutations de l’esprit du capitalisme et du monde du travail abordées dans l’article «L’art du décloisonnement à l’ère du projet» (Patrice Létourneau, dans NP01, pp. 63-65) ou par l’article sur «Le capitalisme DIY» (Clément Sabourin, dans NP02, pp. 95-100) ou l’article sur «ce qu’il reste de la classe créative» (Richard Shearmur, dans NP03, pp. 141-144), on peut lire dans NP04, outre l’article de Pierre-Yves Néron déjà mentionné, un témoignage de Mathilde Ramadier sur son expérience dans une start-up allemande : «Dans une start-up à Berlin, j’ai découvert le cynisme absolu» (pp. 157-158 ; initialement paru sur Rue89).

 

Par ailleurs, à l’occasion de l’inauguration du Centre de recherche multidisciplinaire sur Montréal à l’Université McGill, Daniel Weinstock (maintenant Professeur de droit et de philosophie à McGill, ainsi que chercheur associé à ce Centre) présente un dossier en collaboration avec ce Centre, où la notion de «créativité», souvent mise de l’avant par des villes dont la métropole pour assurer leur branding, est mise en question – ce qui n’est pas sans créer un certain écho à l’introduction de Nicolas Langelier où celui-ci, après avoir envisagé l’idée d’une Seconde Renaissance avancée par Philippe Nassif dans La lutte initiale (2011), soulevait l’idée qu’un premier signe avant-coureur plus visible d’une renaissance s’observe peut-être dans les milieux de vie, les quartiers, comme pour les villes Villes et créativitéde la Renaissance en Italie.  Ainsi,  en échos au thème de la créativité, l’article de Raphaël Fischler soutient que l’on «assimile l’économie créative aux milieux urbains branchés, mais l’innovation et la création de la richesse se produisent aussi dans les banlieues et dans les parcs industriels» et que la question de fond devrait plutôt être de savoir comment nous pouvons «mieux diffuser la culture de l’apprentissage et de la créativité dans l’ensemble de la population».  Alors que Martin Winckler (médecin, écrivain, ancien chercheur au Centre de recherches en éthique de l’Université de Montréal – CREUMet actuellement écrivain en résidence du Département de langue et littérature française à McGill) soulève dans son article la question des décloisonnements et de l’atypique.  Et Maxime-Alexis Frappier, quant à lui, se penche dans son article sur les enjeux plus spécifiquement architecturaux.

 

Drones et enjeux fondamentauxOn peut aussi lire dans ce 4e numéro diverses considérations éthiques sur les drones, dans l’essai de Claire Richard intitulé «À l’aube de l’ère des drones» (pp. 44-51).  La prémisse de base étant non seulement que «depuis la bombe atomique, aucune technologie militaire n’a suscité un tel débat public», mais aussi que la situation «soulève une myriade de questions éthiques et juridiques dont nous devons collectivement nous saisir, de toute urgence.»  Et ce, d’autant plus que selon l’auteure «les drones soulèvent une question fondamentale, d’ordre philosophique : la guerre des drones est-elle juste, d’un point de vue moral ?  L’armée affirme que la précision des tirs en fait une «technologie humanitaire» – mais ne risque-t-on pas de perdre une partie de notre humanité dans cette guerre à distance ?»

 

Commentaire KerouacCe 4e numéro regroupe aussi un commentaire de Marc-Olivier Bherer à propos de Kerouac et nous (pp. 131-135), explorant les traces des origines Canadiennes-françaises dans son roman Sur la route (avec une mise en parallèle, entre autres choses, avec l’idée de postmodernisme que le philosophe Jean-François Lyotard a émise en 1979, «dans un rapport rédigé à l’invitation du gouvernement québécois» alors dirigé par René Lévesque), de même qu’il regroupe un bédéreportage sur l’accouchement naturel (par Paul Bordeleau et Mélanie Robitaille, pp. 79-89), un essai lyrique d’Alain Farah sur ce que c’est que d’être écrivain en 2013 (pp. 92-99), une nouvelle inédite de Louis Hamelin (pp. Kristin Dombek121-126), un photoreportage sur Montréal-Nord cinq ans après la navrante «affaire Villanueva», un aperçu par Marc-André Cyr des mouvements sociaux lors de la grève de 1919 à Winnipeg, une poésie d’Alexie Morin, la traduction d’un essai lyrique de Kristin Dombek (publié à l’origine dans le magazine étasunien n+1 à l’hiver 2013), une analyse du langage sur la notion d’équilibre par Caroline Allard, et beaucoup d’autres sujets.

 

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Dans un entretien sur la place du philosophe dans la cité, publié dans Philosopher au Québec.  Entretiens (PUL, 2007), Georges Leroux déplorait qu’au Québec la philosophie ait souvent eu du mal à s’insérer parmi les autres forces de notre culture – et en prenant l’exemple du Refus global, il demandait : «n’est-il pas symptomatique qu’aucun philosophe n’ait été associé à ce formidable mouvement de révolte et de renversement ?  Nous n’étions pas des alliés naturels pour les écrivains et les artistes qui ont porté ce mouvement.»  En ce sens, il y a quelque chose de réjouissant dans le fait que l’on trouve dans le magazine Nouveau Projet, qui se veut un «Catalyseur et point de rassemblement des forces progressistes du Québec des années 2010», une saine cohabitation d’articles de gens provenant de la philosophie avec des bédéreportages, des essais lyriques, des photoreportages, de la fiction et de la poésie, des analyses du langage, des «lettres» de l’étranger, des textes d’histoire des mouvements sociaux, etc. – et ce, numéro après numéro, depuis le début (H-2012) de ce magazine. 

 

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À propos du vrai et du fauxVoici un extrait de l’introduction à ce 4e numéro, par Nicolas Langelier :

«[…] En portant attention à l’air du temps, on ressent encore et toujours cette impression très forte de vivre coincés entre deux époques : d’un côté, la fin de la modernité telle qu’on l’a entendue jusqu’à maintenant (rationnelle, technique, menée par la science et le commerce); de l’autre, une nouvelle ère qui reste encore à définir. Notre période à nous est trop confuse, trop cul-de-sac, trop porteuse du germe de sa propre mort pour être autre chose qu’un interrègne, un battement historique (nous disons-nous, en regardant Deux filles le matin).

 

Dans La lutte initiale (2011), le Français Philippe Nassif trace des parallèles entre la fin du Moyen Âge et notre époque: «De la même façon que le bas Moyen Âge est gangréné par l’obscurantisme religieux, notre basse modernité est aux prises avec un obscurantisme marchand à son comble. Les grands hommes ont déserté la place publique. Au centre règne un pouvoir tyrannique: hier celui de la monarchie de droit divin, aujourd’hui celui d’une médiasphère désinhibée.» L’intuition de Nassif, en conséquence: «Notre temps est moins la chronique d’une mort annoncée que la gestation d’une renaissance à venir».

 

C’est un concept plutôt emballant, que celui d’une seconde Renaissance. Il y a là, du moins, un espoir qui offre un contrepoint aux scénarios apocalyptiques qui nous viennent inévitablement en tête, quand on pense à l’état de l’environnement naturel ou aux fractures sociales grandissantes.

 

Et juste parce que cela fait du bien d’être un peu optimiste, on se met à chercher les signes avant-coureurs de cette renaissance. Alors notre regard se porte à nouveau sur notre quartier, doré et baroque dans la lumière matinale, animé par une vie qu’il n’a jamais connue, de toute son histoire, et on ne peut s’empêcher de se poser la question: et si cette nouvelle renaissance, elle trouvait son origine dans nos villes, de la même façon que la Renaissance numero uno s’est amorcée dans les villes italiennes? Et si, autrement dit, cette actuelle renaissance urbaine n’était au fond que la manifestation pour l’instant la plus visible d’une nouvelle Renaissance-R-majuscule qui nous sortirait de notre désespérante basse modernité ?

 

C’est une possibilité qui donne un peu des frissons, on trouve. Mais elle suppose une condition essentielle: tout changement en profondeur dans la société ne pourra passer que par une renaissance en nous-mêmes, une recherche d’authenticité de laquelle tout tend à nous détourner, dans l’état actuel des choses. Il nous faudra, en dépit de tout, trouver le courage et la lucidité de réinventer le monde en fonction de notre propre conception de ce qui est beau, de ce qui est vrai.» (Nicolas Langelier, À propos du vrai et du faux, introduction au 4e numéro).

 

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Notes : 

–>  Le magazine «Nouveau Projet» paraît deux fois par année, en mars et en septembre – l’abonnement au magazine inclut aussi deux petits livres par année, dont le premier était signé par les philosophes Patrick Turmel et David Robichaud sur la notion de «Juste part», le second était un récit intitulé «Année rouge» signé par Nicolas Langelier sur la contestation sociale au Québec en 2012, et le troisième est signé par Samuel Archibald et a pour titre «Le sel de la terre.  Confessions d’un enfant de la classe moyenne» – le 4e titre, à paraître en novembre, sera signé par Fanny Britt et aura pour titre «Les tranchées.  Maternité, anxiété, féminisme, en fragments».

 

–> Des conférences publiques «Arts et philosophie» organisées par l’équipe de «Nouveau Projet» en collaboration avec le Musée national des beaux-arts du Québec et la Faculté de philosophie de l’Université Laval, sont aussi inaugurées cet automne.  «Toujours dans la volonté de mieux comprendre les enjeux de notre époque et de rassembler les forces vives du Québec d’aujourd’hui, ces conférences cherchent à susciter et à nourrir la discussion publique sur la place et le rôle de l’art dans les sociétés contemporaines.»

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NP04

Nouveau Projet, numéro 04

Parution : 20 septembre 2013

162 pages

ISBN 978-2-924275-12-2

 

 

 

 

 

 

 

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