L’été, occasion d’un salutaire ressourcement pour les professeurs, offre parfois aussi le temps nécessaire à de formidables découvertes de lecture. Et c’est ce qui est arrivé à la lecture de La mesure de l’homme de Daniel D. Jacques, publié en avril 2012 aux Éditions Boréal.
Dans l’édition du 29 septembre 2012 du Devoir, dans un article intitulé Un nouvel humanisme est-il possible ?, l’helléniste reconnu et professeur émérite de l’UQAM Georges Leroux qualifiait La mesure de l’homme de «livre qui fera date» dans l’histoire des idées, en prenant le soin d’affirmer que :
«Les livres qui atteignent le degré de maturité philosophique qu’on trouve ici sont rares, et on ne peut qu’admirer la richesse et la qualité de la synthèse qui nous est proposée. Auteur d’une œuvre majeure, Daniel D. Jacques s’impose ici avec un livre qui fera date». (source)
Ce qui nous semble des plus justes, tout en osant insister pour souligner que ce livre, peut-être l’opus magnum de Daniel D. Jacques – qui est déjà l’auteur de six livres, en plus d’avoir cofondé la revue Argument –, classe ce dernier aux cimes peu populeuses des philosophes québécois. Et à ce titre, il n’est sans doute pas accessoire de rappeler que Daniel D. Jacques est enseignant de philosophie dans un cégep (au Collège François-Xavier Garneau, à Québec). Car si la somme et la synthèse de savoir que contient ce livre est digne de la rigueur universitaire (*mentionnons tout de même que l’auteur a bénéficié d’une association à la Chaire de recherche du Canada sur la dynamique des imaginaires collectif à l’UQAC pendant un an et d’un support financier de l’Institut canadien de Québec et de la Ville de Paris à l’occasion d’un séjour d’écriture en France pour travailler à ce livre, de même que d’une bourse d’écriture pour écrivain professionnel du Conseil des Arts du Canada), il semble que la carrière de l’auteur au niveau de l’enseignement collégial ne soit pas étrangère à son style d’écriture, qui rend d’une manière très accessible à ce que l’on appelait autrefois tout honnête homme cette immense fresque d’histoire des idées composant l’identité moderne.
La première thèse de Daniel D. Jacques, qui examine les humanités passagères de l’Antiquité à nos jours, est liée au constat qu’il n’existe pas une définition commune de l’humanisme. Mais pour autant, et c’est là sa première thèse, il y a quand même lieu de parler d’une tradition d’humanisme, mais l’unité de l’humanisme ne serait pas à rechercher dans les traits que lui donne les époques, mais plutôt dans une même question que l’humanisme reposerait sans cesse : qu’est-ce qui fait l’humanité de l’homme ? C’est-à-dire, par-delà les conditions de base qui peuvent tout autant conduire aux comportements inhumains, qu’est-ce qui est vraiment digne d’humanité. Ce qui revient à demander ce qui doit être éduqué en l’homme pour qu’il soit pleinement homme.
La seconde thèse de l’auteur est que les diverses réponses qui ont été apportées à la question de l’humanisme sont toujours liées à un « régime de vérité ». Par exemple, quoiqu’en simplifiant beaucoup les propos de l’auteur, l’invention de la perspective linéaire en art est emblématique du régime de vérité qui se déploie dans la modernité. La perspective en art est l’analogue de l’invention par les modernes de l’idée de sujet, exemplifiée en premier lieu par Descartes. Or, si le sujet est premier et qu’il n’y a que perspectives sur le monde, cela ne conduit pas pour autant à un bête subjectivisme. Car, il y a bien un horizon du monde sur lequel s’ouvre cette perspective. Car, lorsque nous observons un tableau peint selon une perspective linéaire, par-delà nos accidents de vision, nous regardons bel et bien les choses d’un même angle. Tout comme sur le plan de la raison, il semblait certain pour Descartes que nous sommes en présence de ce qui est le mieux partagé entre tous. Sans compter l’émerveillement des modernes pour l’art de la démonstration en mathématiques et en sciences, qui – du moins virtuellement – conduit tout un chacun à une même conclusion. En prenant ici quelques raccourcis, cette affirmation du sujet, loin de se replier sur un ineffable subjectivisme, conduit au contraire à une nouvelle configuration d’un idéal d’universalité et d’objectivité. Le vrai étant alors ce qui peut se donner « à voir » à tous, dès lors que l’on adopte une même perspective (ou méthode) sur ce qui est observé. Et cette nouvelle reconfiguration de l’idéal d’universalité ouvre elle-même la voie à un idéal d’égalité ontologique (puisque tous nous sommes interchangeables par rapport à un même point de vision), qui a pour corollaire un idéal démocratique qui s’inscrit non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan épistémologique en ce qu’il tend, de par son régime de vérité, à redéfinir ce qui peut être accepté comme une évidence.
Si égalité ontologique il y a pour les premiers modernes, alors on peut comprendre aisément que leur humanisme se travaille aussi en opposition à l’humanisme des Anciens (gréco-latins) empreint d’une aristocratie à l’égard des intelligences et des aptitudes aux vertus (dont celle, capitale, de recherche de la vérité), de même qu’en opposition avec la question d’une finalité humaine, question qui ne semble plus pouvoir recevoir de réponse satisfaisante pour l’évidence du nouveau régime de vérité des modernes, mais qui était cependant capitale pour le régime de vérité des penseurs gréco-latins. En revanche, la faillite occasionnelle de notre volonté peut se présenter à tous, que l’on soit cultivé ou non, riche ou pauvre. Ce qui peut appeler à la compassion et une nouvelle conception de la dignité. Et dans la même lignée, mais dans un envers plus positif, la question des échecs de notre volonté pose la question/possibilité de surmonter ces échecs, d’où une certaine métaphysique de la liberté qui s’instaure alors.
De là, après avoir examiné attentivement les formes de l’humanisme dans l’Antiquité gréco-latine, les développements sur les préfigurations de Machiaviel et Montaigne, et les reconfigurations de l’humanisme chez Descartes (qui n’est malgré tout pas sans contenir un potentiel d’antihumanisme, comme le note avec nuance l’auteur), Rousseau (et son inscription des considérations quant à l’historicité de la nature de l’homme et la place des sentiments et de l’imagination dans sa formation) et Kant (avec la question d’une raison qui se fait chez lui le précepteur de devoirs). De là aussi les considérations sur la place qu’occupent pour les 19e et 20e siècles les débats entre nature et culture, autant en philosophie que dans les sciences humaines et sociales. Mais de là aussi les délicates considérations sur l’antihumanisme contemporain latent ou encore les retournements de l’humanisme – dès lors que la détermination d’une essence de l’homme, soit-elle historique, semble chancelante pour le régime de vérité de l’époque et que s’opère une conséquente critique de la métaphysique qui eu son cours par le passé –, qui se trouvent à être mis en jeux, quoique très diversement, autant avec les constats de la théorie de l’évolution de Darwin et du naturalisme ambiant qu’au travers des considérations de Heidegger, Sloterdijk, les utopistes et les dystopistes, ou bien les cybernéticiens souhaitant l’avènement d’un humanisme scientifique, ou encore dans une arène plus radicale avec les espoirs des partisans du posthumanisme. Et c’est là un paysage d’idées contemporaines ambigües qui se trouvent parfois à affirmer le contraire de ce qu’elles voudraient faire advenir – mais c’est un paysage d’idées que l’auteur tente de décanter, au tamis de son enquête qui traverse l’histoire des idées.
Tout ceci est, on le comprendra et le pardonnera je l’espère, hautement simplifié ici. Mais c’est à un examen de tous ces paysages, sublimes, signifiants et utiles que convie cette œuvre magistrale qu’est La mesure de l’homme de Daniel D. Jacques.
Pour l’enseignant collégial de philosophie, nul doute que cette œuvre pourrait être fort utile dans un cours tel que celui des Idées architectes du programme Histoire et civilisation, mais aussi et tout autant fort épaulant pour qui (re)cherche un autre fil conducteur pour le cours de formation générale sur L’Être humain.
Pour le politicien, La mesure de l’homme a l’avantage incontestable de rappeler que par-delà «les politiques» il y a la tâche «du politique» ; et à cet égard, en rappelant à quel point «la politique est l’éducation continuée par d’autres moyens» et à quel point, dans toute son historicité, elle est intimement liée à la question d’une formation de l’homme et d’un régime de vérité autant propre à la soutenir qu’à le faire advenir.
Et pour tout honnête homme, ce livre offre de manière claire et précise une éclairante perspective sur les racines de l’identité moderne et les questions d’avenir que posent les tribulations de l’humanisme.
À tous, ce qui est des plus précieux, ce livre donne à penser en profondeur sur ce que nous sommes, tout comme ce que nous voulons être ou encore ce que nous voulons dépasser.
Nous ne saurions que trop recommander la lecture de cette œuvre magistrale !
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TITRE : La mesure de l’Homme
AUTEUR : Daniel D. Jacques
ÉDITEUR : Boréal
PAGES : 716
PUBLICATION : avril 2012
ISBN : 9782764621233
Patrice Létourneau est enseignant en philosophie au Cégep de Trois-Rivières depuis 2005. Outre son enseignement, il a aussi été en charge de la coordination du Département de Philosophie pendant 8 ans, de juin 2009 à juin 2017. Il est par ailleurs l’auteur d’un essai sur le langage, le sens et l’interprétation (Éditions Nota bene, 2005), ainsi que d’autres publications avec des éditeurs reconnus. Il collabore à PhiloTR depuis 2005. (Article sur PhiloTR | Site personnel)