Philosophie Magazine, no. 22 (septembre 2008), 98p. [10.50$]
Le Dossier a pour thème « Le XXIe siècle sera-t-il religieux ? ».
Dans la section Dialogue, l`avocat pénaliste Thierry Lévy et le philosophe montréalais Marc Angenot confrontent leurs points de vue sur la rhétorique. Pour le premier, elle est une vertu alors que pour le second, elle est une impasse. Pour Lévy, dans le prétoire, le pouvoir qu`elle a de révéler, d`expliquer et de convaincre y conserve une grande efficacité. Il la considère comme une forme de combat ritualisé. Et l`avocat de conclure que « la rhétorique montre son utilité, puisque c`est le seul moyen que l`homme possède pour tenter d`apaiser les tensions autour de lui, de rendre justice et de sortir de l`opacité existentielle dans laquelle il se trouve » (p.29). Pour sa part, Angenot soutient que la rhétorique aide à argumenter en toute circonstance, mais conduit, le plus souvent à un dialogue de sourd. En ce sens, il allègue que « rien n`est plus insupportable que de parler à quelqu`un qui donne l`impression d`utiliser le même vocabulaire que vous, mais qui ne donne pas à ces mots le même sens que vous : le sens qui vous paraît normal. Lorsqu`on bute sur les termes de l`échange, il y a ce que j`appelle une coupure cognitive » (p.28). Néanmoins, il affirme que « la rhétorique si elle ne remplit pas son objectif premier qui est de convaincre permet au moins à chaque partie de formuler ses raisons d`exister face à l`autre » (p.29).
L`objectif du dossier est de formuler quelques hypothèses sur les réponses qui seront apportées aux inquiétudes multiformes. Dans ces pages, des philosophes contemporains s`interrogent et déclinent quatre scénarios.
Le premier scénario indique que le XXIe siècle sera le témoin d`un retour des religions traditionnelles renouvelées. À propos de cette vitalité sociale et intellectuelle, Michel Eltchaninoff avance trois raisons : l`aspect communautaire des religions, le fait que les religions structurent le rapport au transcendant, les religions entrent dans le détail. Le second scénario plaide que nous assistons non pas à une réconciliation, mais à un combat de la raison contre le fanatisme et la superstition. Par conséquent, les religions pourraient être vouées à disparaître sous l`effet de la sécularisation et des avancées scientifiques qui vident de leur sens le questionnement religieux. À nouveau, Eltchaninoff se demande si le processus de sécularisation qui vit une accélération grâce à la convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, des sciences de l`information et des sciences cognitives va faire basculer le XXIe siècle hors des religions ?
Le troisième scénario postule que le XXIe siècle sera celui des spiritualités sans Dieu, des sagesses inspirées des grandes traditions spirituelles et capable de donner une réponse laïque aux grandes questions existentielles. Axé sur la spiritualité individuelle, l`article de Martin Legros fait référence à l`expression « transcendance dans l`immanence » utilisée par Luc Ferry. Le quatrième scénario fait état d`une montée aux extrêmes des fanatismes apocalyptiques, des fous des dieux, prêts à précipiter la « fin des temps » pour échapper à une modernité nihiliste. En ce sens, Alexandre Lacroix, prenant appui sur le philosophe allemand Peter Sloterdijk, pense que « L`existence de trois religions à prétention universelle engendre mécaniquement de multiples fronts de guerre. Or, la fin de la guerre froide a réactivé ces foyers de violence » (p.53).
Dans le dernier article du dossier, Martin Legros s`entretient avec le philosophe Marcel Gauchet. D`après ce dernier, la « sortie du religieux » a permis l`avènement de la démocratie. Plus encore, les fondamentalismes sont une réaction des sociétés religieuses au choc de la modernité. Mais pour Gauchet, la tâche de restaurer l`organisation religieuse du monde est impossible. Pour expliquer la résurgence du religieux, Gauchet avance les idées suivantes : « la recherche d`un lien identitaire avec le passé, d`un lien de conviction avec les autres et le besoin d`un discours véridique sur la douleur de vivre et les moyens d`y faire face » (p.56).
Dans la rubrique Entretien, Nicolas Truong recueille les propos de l`historien d`art et philosophe Georges Didi-Huberman. Ce dernier s`intéresse à la mise en situation des images et conçoit le discours sur celles-ci comme une « prise de position ». À propos de l`histoire de l`art, il est d`avis que « l`historien, comme l`artiste d`ailleurs, ne raconte pas des histoires et n`isole pas des faits bien définis, mais reçoit et transmet les symptômes, les » ondes sismiques » de la mémoire et de l`histoire elles-mêmes. Bref, son objet était moins le sens porté par les images que l`expérience mise en œuvre par elles » (p.61). De plus, sur le rôle majeur que l`imagination a à jouer, il affirme que « Contre la révocation de l`image en tant que » captation », méconnaissance, leurre, erreur sensible, que l`on retrouve de Platon à Jacques Lacan, il faut rappeler l`adage aristotélicien selon lequel sans images, on ne peut même pas penser conceptuellement » (p.62-63).
La section Biographie est consacrée au philosophe romain Sénèque (4-65 ap. J.-C.). Dans le premier article, Marine de Tilly relate les principaux événements de la vie de l`auteur des Lettres à Lucilius. Elle rappelle à propos du précepteur de Néron que « son triomphe réside dans son rôle de directeur des consciences » (p.68). Dans le second article, Martin Duru guide le lecteur dans l`univers conceptuel (destin, bonheur, passions) de celui que Diderot nomme « le précepteur du genre humain ». Dans le dernier article, l`essayiste Alain de Botton mentionne que d`après Sénèque, être philosophe signifie être capable d`affronter les tragédies et les frustrations de la vie sans céder à la colère, l`amertume ou l`hystérie. Pour Botton, l`idée qui traverse toute l`œuvre de Sénèque, « c`est que nous supportons mieux les frustrations auxquelles nous nous sommes préparés et sommes d`autant plus blessés par celles que nous attendions le moins » (p.74).
En guise de supplément, un Cahier central (16 pages) présenté par le philosophe français et historien de l`Antiquité Pierre Hadot et contenant des extraits du texte De la brièveté de la vie écrit en 49 ap. J.-C. par Sénèque.
Info. : www.philomag.com
Pierre Lemay a enseigné la philosophie au Cégep de Trois-Rivières de 1977 à 2014, année de sa retraite. Il a été adjoint au coordonnateur du Département de Philosophie du Cégep de Trois-Rivières en 1980-81. Il est membre-fondateur de la Société de Philosophie du Québec (SPQ) en 1974. Il fut également archiviste-adjoint de la SPQ en 1981 et 1982 et membre du Comité de rédaction du Bulletin de la SPQ de 1981 à 1984. Il est aussi membre-fondateur de la Société de Philosophie des régions au coeur du Québec en 2017. De plus, il est membre de l`Institut d`histoire de l`Amérique française depuis 1993 et membre de la Corporation du Salon du livre de Trois-Rivières depuis 2015. Il collabore à PhiloTR depuis sa création en 2004.