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Jérémie McEwen a enseigné au Cégep de Trois-Rivières en 2006 ; il enseigne depuis la philosophie au Collège Montmorency. Chroniqueur philo et musique sur les ondes d'Ici Radio-Canada Première, il est aussi rappeur et auteur des livres « Avant je criais fort » (2018) et « Philosophie du Hip-Hop » (2019), tous deux aux Éditions XYZ, et il a signé l’essai « La marginalité féconde du Wu-Tang Clan » dans le magazine Nouveau Projet 15.

(Texte récipiendaire du Grand Prix Essai Voir/Renaud-Bray 2005)

Essai sur le relativisme et le scepticisme

Jérémie McEwen

 

Lors de l’élection de Joseph Ratzinger à la papauté il y a quelques mois, il a beaucoup été question du relativisme. La question a été soulevée de façon polémique par le cardinal Ratzinger lui-même en célébrant la messe qui précédait sa propre accession à la tête de l’Église catholique. Il a critiqué ce qu’il appelait une «dictature du relativisme». Il déplorait le fait que cette attitude apparaisse désormais comme l’unique façon de penser digne de notre époque, époque qu’on qualifie souvent de postmoderne. En effet, on reproche souvent au postmodernisme le fait qu’il soit relativiste, individualiste. Nous proposons d’éclairer un tant soit peu en quoi consiste cette façon de penser, cette attitude que décrie tant Ratzinger (le relativisme). Nous voulons questionner les liens supposés entre le relativisme et le postmodernisme (la déconstruction) pour dégager en ce dernier une alternative aux positions de l’Église, d’une part, et au relativisme, d’autre part.

Le relativisme de notre époque

Le relativisme est au cœur de notre époque. On l’entend répéter sur toutes les tribunes, et force est de constater que ça semble vrai : on change de religion comme on change de chemise, les grands discours de sens semblent presque interchangeables dans une atmosphère où le syncrétisme éclectique semble être devenu la seule règle. «Tout le monde a sa vérité», dit-on, et personne ne peut prétendre que la sienne soit meilleure, «plus vraie» que celle des autres. Ainsi, il devient presque interdit de parler de la vérité sans lui accoler un pronom possessif. Selon les époques, les cultures, les territoires, les langues, il y a des vérités, tantôt claires, tantôt indistinctes. Mais la vérité, nous dit le relativiste, est tout ça à la fois. Elle est tantôt la clarté, tantôt l’indistinction. Il est impossible, prétend-on alors, de distinguer la vérité de son contexte socioculturel. Cette multiplicité du vrai serait irréductible, incommensurable.

 

Porté à l’extrême, le relativisme semble inviter à l’apathie et à l’égoïsme. En l’absence de quelque chose comme un ordre universel, chacun est laissé à lui-même et à ses penchants particuliers, respectant à peine l’autre, le laissant à lui-même. C’est le degré zéro de la rencontre des cultures. En effet, comment ne pas s’en remettre à soi-même en disant : «la vérité est ce qu’en dit X pour X1, Y pour Y2, et Z pour moi»?
Pour tout dire, la position du relativisme, nous semble-t-il, est aussi dogmatique que celle de Ratzinger. C’est le même débat qu’entre un Saint Augustin et les païens polythéistes et divinateurs aux IVe et Ve siècles de notre ère. Comme à cette époque, le représentant de l’Église tente désespérément de rallier toutes les brebis contre ceux qui refusent de suivre un quelconque maître unitaire, préférant s’en remettre, chacun de son côté, aux idées poursuivies depuis toujours.

 

Le pape s’en prenait au relativisme et non au scepticisme. Le scepticisme, contrairement au relativisme, ne dit rien par rapport au christianisme; il ne dit rien du tout «en général», c’est-à-dire qu’il ne porte aucun jugement. Le relativiste en dira beaucoup plus par rapport au contexte de réalisation de telle culture, de telle religion. Il exposera ainsi pourquoi les trois grandes religions monothéistes sont presque identiques, l’une ou l’autre étant adaptée à telles ou telles circonstances. Il réduira les croyances spécifiques des diverses cultures à des structures soi-disant objectives, désincarnées, alors que ce type de jugement porte tous les traits de l’arbitraire. Pour le relativiste, tout n’est qu’affaire de goût, et personne ne cherche à imposer les siens, chacun étant pour soi-même la seule fin possible. Toujours est-il que l’individualisme foncier que recèle souvent le relativisme est profondément paradoxal. Allons plus loin : il semble que l’impulsion qui donne naissance au relativisme, le scepticisme, manque d’être sceptique à son propre égard, et aboutit lui-même à un dogmatisme. En effet, le relativisme, qui se fonde en grande partie sur le respect de l’autre et de ses idées, en mène plus d’un à un individualisme indifférent, voire hostile envers l’autre, qui ferme le débat avant qu’il n’ait même été ouvert, sous prétexte que toute idée de vérité commune brime le droit à la différence. Tout le monde est alors réduit au silence et tout le monde fait des assertions générales gratuites dans un simple monologue narcissique. Or un relativisme réfléchi, le scepticisme, est tout sauf individualiste; c’est bien plutôt une paresse caractéristique de la pensée qui fait que les questions qui donnent naissance au relativisme deviennent si facilement autant de réponses offertes à quiconque tente de rouvrir le débat. Le débat ainsi fermé, c’est celui que propose d’ouvrir une pensée authentiquement sceptique, laquelle accepte le caractère réfléchissant, asymptotique, de toute pensée.

 

Relativisme et scepticisme

Le relativisme est intimement lié à la pensée des sceptiques, bien qu’il s’en distingue fondamentalement. Les sceptiques anciens, pour faire court, ont déduit de la multitude des discours contradictoires sur le réel et de la faillibilité chronique de nos sens que la vérité était inaccessible, qu’il valait mieux «suspendre son jugement». Le relativiste prend aussi pour prémisse la multiplicité des discours sur le réel et la faillibilité chronique de nos sens, mais au lieu de suspendre son jugement devant ce fait irréfutable, de s’arrêter sans chercher à en tirer un système de pensée, conclut que toutes les prétentions à la vérité, quand on les évalue par rapport à leur contexte, sont équivalentes par rapport à un absolu postulé implicitement. La nuance est subtile, mais capitale, et il importe de s’y arrêter. Tandis que le sceptique dénonce toute prétention à la vérité sans exception, le relativiste affirme l’équivalence de toutes les prétentions à la vérité. Le sceptique ne pourrait même pas s’accorder ce jugement sur les jugements en général. Le relativiste, en ce sens, affirme la vérité relative de tous les discours par le biais d’une exceptionnelle vérité absolue: tous les discours se valent quand on les rapporte à leur contexte. C’est comme si d’une pensée qui se voulait essentiellement déconstructrice (le scepticisme), on avait érigé un dogmatisme caché (voir Le scepticisme, Textes choisis par T. Bénatouïl, GF, Paris, 1997, p.232).

 

Le dogmatisme que recèle le relativisme est souvent apparent dans les sciences humaines. S’il est accepté que tout est vrai quand on le rapporte à son contexte, on peut désormais établir des constantes, des structures anthropologiques récurrentes dans l’histoire. Les sciences humaines, sur la base d’un relativisme historiciste, ont voulu prétendre à une scientificité comparable à celle des sciences pures. La constante observée s’appelait «homme», «société» ou «politique» et personne, pendant longtemps, ne semble avoir remis en question la neutralité de tels concepts. Mais les sciences humaines ne sont pas comme les sciences pures et il n’y a pas de méthode universelle de connaissance de l’homme.

 

Relativisme, individualisme et déconstruction

Entre l’affirmation que tous les discours se valent relativement à leur contexte respectif et la prétention narcissique que sa propre vérité est aussi bonne que celle des autres, il n’y a qu’un pas à faire. Nous l’avons dit en commençant, le relativisme de notre époque, comme le disait Ratzinger, est individualiste. Il semblerait qu’après avoir célébré la diversité ad nauseam, il serait assez facile de s’aimer beaucoup, dans toute sa propre différence, sa spécificité, son unicité qui vient d’on ne sait d’où et qui tient à un je ne sais quoi. On s’aime et on aime des gens comme soi et les autres ils aiment des gens comme eux. «Eux, dit-on en somme, qu’ils fassent bien ce qu’ils veulent car ils en ont bien le droit. » On visite les autres pour voir comment les choses se passent là-bas. On voudra faire comme eux le temps qu’on sera là-bas, mais on sera content de rentrer. On ne veut pas juger les autres de son propre point de vue, mais on tente de les juger d’un point de vue de Sirius.

 

De ce point de vue universel, l’observateur relativiste ne peut faire de retour critique sur sa propre démarche. Il se donne le rôle de maître de jeu, désincarné, impartial et indifférent devant les multiples vrais. Soit il pige un peu partout des éléments de culture, formant un amalgame de ce qu’il juge être des idées qui renvoient aux mêmes choses ou encore il rapièce un ensemble hétéroclite de traditions parce qu’il juge que la multiplicité paradoxale est inévitable. C’est ainsi que la prétention d’impartialité sous-entendue par l’arbitre relativiste est grosse d’un arbitraire des plus malheureux. Le relativisme, malgré ses bonnes intentions, est gros d’horreurs philosophiques, et ce parce qu’il fonde un dogmatisme sur une prémisse sceptique. C’est la tyrannie de l’arbitraire. Comme le disait Ratzinger, c’est une dictature.

 

Or, doit-on pour autant se rallier à l’alternative que nous propose le pape? Devons-nous faire preuve d’une foi solide, d’une foi telle qu’on la décrit dans la Bible? Examinons un peu la vision que se fait le futur pape du relativisme. Il en tire sa définition dans la Lettre aux Éphésiens (4,14) où, en opposition au corps adulte, solide dans la foi, on présente le corps d’un enfant, faible, «poussé çà et là par tout vent d’enseignement répandu par des hommes trompeurs» (tr. Soc. Bib. Frs., 1982). Mais entre le relativisme, individuel et dictatorial, et la foi de l’Église, unie et doctrinale, n’y a-t-il pas d’alternative? N’y a-t-il pas de place pour une authentique réflexion sur la vérité qui accepte l’inéluctabilité des arguments sceptiques tout en refusant de faire du scepticisme un système et de l’individualisme, une règle? Certes, cette pensée est possible, mais c’est l’attention constante qu’elle demande qui fait en sorte que nous négligeons de poursuivre nos efforts, et que la paresse nous fait sombrer dans quelque dogmatisme.

 

Le scepticisme est au cœur de plusieurs, voire de tous les grands mouvements de l’histoire de la philosophie. Socrate lui-même, surtout dans les premiers dialogues de Platon, se montre très sceptique par rapport aux divinités et héros de la tradition grecque, et même avant cela, Héraclite soulignait le caractère changeant de notre monde au sein duquel, à la limite, on ne pouvait mettre les pieds sans être emporté par le courant de quelque fleuve. Les Pères de l’Église (notamment Augustin) se sont frottés au scepticisme en y voyant l’obstacle essentiel de leur nouvelle foi. La révolution cartésienne a fait un grand usage des arguments sceptiques dans le but de fonder quelque chose de sûr dans les sciences. L’argumentaire sceptique est essentiel à toute évolution dans la pensée. Or, souvent, l’attitude qu’exigent ces arguments est trop demandante pour être tenue longtemps. Ainsi, imperceptiblement, on cesse de se questionner et on commence à prédiquer, à défendre son système comme un joyau de la civilisation, comme si on pouvait dire le dernier mot.

 

L’espace manque pour développer ceci, mais il nous semble que le défi que pose le scepticisme est coextensif à celui qu’a rouvert la déconstruction. La pensée postmoderne, loin d’être relativiste et individualiste, est plutôt l’exemple même de la vigilance tournée vers l’autre en nous, vigilance difficile mais nécessaire, caractéristique de la mouvance sceptique qui opère partout dans l’histoire de la pensée. Elle n’a rien d’arbitraire : en son sein fomente l’impulsion du besoin de rigueur coextensif à l’exercice même de la philosophie. Cette pensée demande à être toujours renouvelée puisque sans l’apport d’un souffle constant, elle ne pourrait que durcir et se perdre. Certes, on a souvent l’impression de ne rien pouvoir dire sur le monde au loin, mais toujours est-il que c’est nous qui devons le porter (DERRIDA, J., Béliers, Paris, Galilée, 2003).


Une deuxième partie sera rajoutée à cet essai au courant de la session d’hiver 2006 dans le but de répondre aux objections très pertinentes soulevées par les collègues du département de philosophie du Cégep de Trois-Rivières.